Anthroposophie et écofascisme, par Peter Staudenmaier

En juin 1910, Rudolf Steiner, le fondateur de l’anthroposophie, commença une tournée d’exposés en Norvège par une conférence devant un public nombreux et attentif. Le cycle de conférences était intitulé « La mission des âmes nationales en relation à la mythologie germano-nordique ». Dans les conférences d’Oslo, il présenta sa théorie des « âmes de peuple » ou « nationales » (Volksseelen en allemand, la langue natale de Steiner) et accorda une attention particulière aux questions mystérieuses de « l’esprit nordique ». Les « âmes nationales » de l’Europe du Nord et Centrale appartiennent, expliqua Steiner, aux peuples « germano-nordiques », le groupe ethnique le plus spirituellement avancé du monde, qui avait été à l’avant-garde de la plus élevée des cinq « races- racines » historiques. Cette cinquième race-racine supérieure, raconta Steiner à ses auditeurs d’Oslo, était bien sûr la race « race aryenne ».

Si cette cosmologie particulière semble étrangement similaire aux mythes teutons de Himmler et Hitler, la ressemblance n’est pas fortuite. L’anthroposophie et le national socialisme ont tous deux des racines profondes dans la confluence des nationalismes, populismes de droite, romantismes proto-environnementalistes, et spiritualismes ésotériques qui caractérisaient une grande partie de la culture allemande et autrichienne à la fin du dix-neuvième siècle. Mais le lien entre la pseudo-religion stratifiée racialement et la montée des nazis va bien au-delà de simples parallèles philosophiques. L’anthroposophie a eu une influence concrète sur l’« aile verte » du fascisme allemand. En outre, la politique réelle de Steiner et de ses disciples a toujours montré une ligne profondément réactionnaire.

Pourquoi l’anthroposophie, en dépit de ses éléments racistes évidents et son passé de compromission, continue-t-elle à jouir d’une réputation progressiste, tolérante, éclairée et écologique ? Les détails des enseignements de Steiner ne sont pas bien connus en dehors du mouvement anthroposophique, et dans ce mouvement la longue histoire de l’implication idéologique dans le fascisme est en général refoulée ou carrément niée. De plus, de nombreux anthroposophes ont individuellement gagné du respect pour leur travail dans l’éducation alternative, dans l’agriculture biologique, et dans le mouvement écologiste. Néanmoins, il est regrettable que la collaboration anthroposophique avec une racine spécifiquement “écologiste” du fascisme persiste au XXIe siècle.

Les groupes anthroposophiques organisés sont souvent mieux connus à travers leur vaste réseau d’institutions publiques. Les plus populaires d’entre elles sont probablement le mouvement des écoles Waldorf, avec des centaines d’écoles dans le monde, suivi par le mouvement d’agriculture biodynamique, qui est particulièrement actif en Allemagne et aux États-Unis. D’autres entreprises anthroposophiques bien connues comprennent les produits cosmétiques et pharmaceutiques Weleda et le label Demeter pour les produits alimentaires sains. La communauté nouvel-âge de Findhorn en Écosse possède aussi une forte composante anthroposophique. Les anthroposophes ont joué un rôle important dans le développement des Verts allemands et l’ancien ministre de l’intérieur allemand, Otto Schilly, un des plus importants fondateurs des Verts, est un anthroposophe.

Compte tenu de cette vaste visibilité publique, il est peut-être surprenant que les fondements idéologiques de l’anthroposophie ne soient pas mieux connus.  Les anthroposophes eux-mêmes, cependant, considèrent leur doctrine hautement ésotérique comme une « science occulte » propre à une élite éclairée spirituellement. Le nom même d’anthroposophie suggère à beaucoup d’étrangers une orientation humaniste. Mais l’anthroposophie est à bien des égards une vision du monde anti-humaniste, et des humanistes comme Theodor Adorno et Ernst Bloch s’y sont opposés dès le début.  Son rejet de la raison au profit de l’expérience mystique, sa subordination des actions humaines à des forces surnaturelles, et son modèle complètement hiérarchisé du développement spirituel, tout cela montre que l’anthroposophie est contraire aux valeurs humanistes.

Qui était Rudolf Steiner ?

Comme beaucoup de groupes quasi-religieux, les anthroposophes ont une attitude révérencieuse envers leur fondateur. Né en 1861, Steiner a grandi dans une ville autrichienne de province, le fils d’un fonctionnaire des chemins de fer de niveau moyen. Ses années intellectuellement formatrices se sont passées à Vienne, capitale de l’empire vieillissant des Habsbourg, et à Berlin. Aux dires de tous, une personnalité intense et un écrivain et conférencier prolifiques, Steiner s’est essayé à un nombre de causes inhabituelles. Au tournant du siècle, il est passé par une profonde transformation spirituelle, après laquelle il a déclaré être capable de voir le monde spirituel et de communiquer avec les êtres célestes. Ces pouvoirs surnaturels prétendus sont à l’origine de la plupart des croyances et rituels anthroposophiques. Steiner a changé d’avis sur de nombreux sujets au cours de sa vie ; son hostilité première envers le christianisme, par exemple, plus tard, a fait place à une version néo-chrétienne de la spiritualité codifiée dans l’anthroposophie ; et son point de vue sur la théosophie s’est inversé à plusieurs reprises. Mais une préoccupation pour le mysticisme, les légendes occultes et l’ésotérisme marqua la maturité de sa carrière à partir de 1900.

En 1902, Steiner rejoignit la Société théosophique et presqu’immédiatement devint le Secrétaire général de sa section allemande. La théosophie était un curieux amalgame de concepts ésotériques tirés de diverses traditions, surtout de l’hindouisme et du bouddhisme, réfracté à travers une lentille occulte européenne.  Son auteur, Helena Blavatsky (1831-1891), est celle qui a imaginé l’idée des « races-racines » ; elle a déclaré que l’extinction des populations indigènes par le colonialisme européen était une question de « nécessité karmique ». La théosophie est construite autour des prétendus enseignements d’un groupe de « maîtres spirituels », d’êtres surnaturels qui dirigeraient secrètement les événements dans l’humanité. Ces enseignements ont été interprétés et présentés par Blavatsky, ainsi que par celle qui lui a succédé Annie Besant (1847-1933) à leurs disciples théosophes comme une sagesse exceptionnelle d’origine divine, établissant ainsi le modèle autoritaire qui, plus tard, a été repris par l’anthroposophie.

Steiner a consacré dix ans de sa vie au mouvement théosophique, devenant un de ses plus célèbres porte-paroles, tout en perfectionnant ses aptitudes surnaturelles. Il a rompu avec le courant principal de la théosophie en 1912, emmenant avec lui la plupart des sections allemandes, quand Besant et ses collaborateurs ont déclaré que le jeune Krishnamurti, un garçon qu’ils avaient « découvert » en Inde, était la réincarnation du Christ. Steiner n’était pas disposé à accepter un jeune homme hindou de peau brune comme le prochain « maître spirituel ». Ce qui avait séparé Steiner de tous les théosophes comme Blavatsky, Besant, et autres théosophes polarisés sur l’Inde, était qu’il mettait l’accent sur la supériorité des traditions ésotériques européennes.

À la suite de la scission, Steiner fonda la Société anthroposophique en Allemagne. Peu de temps avant le déclenchement de la première guerre mondiale, il transféra le siège international de l’organisation naissante en Suisse. Protégé par la neutralité de la Suisse, il fut en mesure de construire un centre permanent dans le village de Dornach. Alliant la sagesse théosophique avec ses propres « recherches occultes », Steiner continua à développer la théorie et la pratique de l’anthroposophie, avec un cercle toujours croissant d’adeptes, jusqu’à sa mort en 1925.

La pièce centrale de la croyance anthroposophique est le progrès spirituel par le karma et la réincarnation, complétée par la possibilité pour quelques privilégiés d’accéder à la connaissance ésotérique. Selon l’anthroposophie, la dimension spirituelle imprègne tous les aspects de la vie. Pour les anthroposophes, les maladies sont déterminées par le karma et jouent un rôle dans le développement de l’âme. Les processus naturels, les événements historiques, les mécanismes technologiques sont tous expliqués par l’action de forces spirituelles. De telles croyances continuent de marquer le programme dans de nombreuses écoles Waldorf.

La doctrine de la réincarnation de Steiner, adoptée par les anthroposophes d’aujourd’hui dans le monde entier, soutient que les individus choisissent leurs parents avant la naissance, et même que nous établissons le plan de nos vies préalablement pour garantir que nous recevrons les leçons spirituelles nécessaires. Si une âme désincarnée éprouve de la répulsion pour les circonstances de la vie qu’elle a choisie avant de s’incarner, elle ne parvient pas à s’incarner totalement, ce qui serait selon les anthroposophes, la source de « défectuosités » prénatales et de handicaps congénitaux. De plus, « les diverses parties de notre corps seront formées avec l’aide de certains êtres planétaires quand nous passons devant certaines constellations particulières du zodiaque.

Les anthroposophes soutiennent que la familiarité de Steiner avec le « plan astral », avec les activités des divers « archanges », avec la vie quotidienne sur le continent englouti de l’Atlantide (et tous les principes qui sont au centre de la croyance anthroposophique) provenaient de ses pouvoirs clairvoyants particuliers. Steiner affirmait avoir accès à la « Chronique de l’Akasha », une inscription surnaturelle contenant la connaissance des plus hautes sphères de l’existence, aussi bien celle du passé le plus lointain que celle du futur. Steiner a « interprété » une grande partie de cette chronique et l’a partagée avec ses disciples. Il a insisté qu’une telle « expérience occulte », comme il l’appelait, n’était pas à être soumise aux critères habituels de la raison, de la logique, ou de la recherche scientifique. L’anthroposophie moderne est donc fondée sur la croyance invérifiable aux enseignements de Steiner. Ces enseignements méritent un examen plus approfondi.

L’idéologie racialiste de l’anthroposophie

S’appuyant sur le postulat théosophique des races racines, Steiner et ses disciples anthroposophes ont élaboré un système de classification racial systématique pour les êtres humains et l’ont relié directement à leur paradigme des progrès spirituels. Les détails de cette théorie raciale sont si extraordinaires, voire bizarres, qu’il est difficile pour les non-anthroposophes de la prendre au sérieux, mais il est important de comprendre les effets pernicieux et durables que la doctrine a eus sur les anthroposophes et ceux qu’elle a influencés.

Steiner a affirmé que les « races-racines » se succèdent chronologiquement durant des époques qui s’échelonnent sur des centaines de milliers d’années, et que chaque race-racine est, en outre, divisée en « sous-races » qui sont aussi organisées hiérarchiquement. Par hasard, en quelque sorte, la race-racine qui était arrivée à la pointe à l’époque où Steiner faisait ses découvertes capitales était la race aryenne, un terme que les anthroposophes utilisent encore de nos jours. Toutes les catégories raciales sont des constructions sociales arbitraires, mais la notion d’une race aryenne est une invention particulièrement absurde. Favori des réactionnaires dans les premières années du XXe siècle, le concept d’aryen était basé sur un amalgame de terminologies linguistiques et biologiques soutenu par des « recherches » fallacieuses. En d’autres termes, c’était un amalgame d’erreurs qui a servi à fournir un vernis pseudo-scientifique à des fantasmes racistes.

La promotion par l’anthroposophie de cette doctrine ridicule est assez inquiétante. Mais elle est encore aggravée par l’affirmation de Steiner que — par une autre coïncidence remarquable — le groupe le plus avancé au sein de la race aryenne est actuellement la sous-race ou la population germano-nordique. Au-dessus de tout, la conception anthroposophique du développement spirituel est indissociable de son histoire de l’évolution du déclin des races et du progrès des races : un nombre restreint d’individus éclairés évoluent pour former une nouvelle « race » tandis que leurs voisins spirituellement inférieurs dégénèrent. L’anthroposophie est ainsi structurée autour d’une hiérarchies de capacités biologiques et psychologiques aussi bien que « spirituelles » et les caractéristiques, de toutes celles-ci sont corrélées à la race. Les affinités avec le discours nazi sont indéniables.

Steiner n’a pas hésité à décrire le sort de ceux qui sont laissés en arrière par la marche en avant du progrès racial et spirituel. Il enseignait que ces malheureux « dégénéreraient » et finiraient par disparaître. Comme son professeur Madame Blavatsky, Steiner a rejeté le fait que les Américains indigènes, par exemple, ont été quasi exterminés par les actions des colons européens. Au lieu de cela, il a conclu que les Indiens étaient « en train de mourir à cause de leur propre nature ».  Steiner a également enseigné que les « races inférieures » sont plus proches des animaux que les « races humaines supérieures ». Les populations aborigènes, selon l’anthroposophie, sont les descendants de restes déjà « dégénérés » de la troisième race-racine, les Lémuriens, et sont en train de retomber en singes. Steiner les a qualifiés d’« hommes sous-développés », dont les descendants habitent encore certaines parties du monde actuel comme soi-disant tribus sauvages.

La quatrième race-racine qui est apparue entre les Lémuriens et les Aryens était celles des habitants du continent englouti de l’Atlantide, dont l’existence a été prise au sens littéral par les anthroposophes. Les descendants directs des Atlantéens comprennent les Japonais, les Mongols, et les Esquimaux. Steiner croyait aussi que chaque peuples ou Volk a sa propre « aura éthérique » qui correspond à sa patrie géographique, ainsi que son propre « Volksgeist » ou esprit national, un archange qui assure la direction spirituelle de son peuple attitré.

Steiner a propagé une multitude de mythes racistes au sujet des « nègres ». Il a enseigné que les noirs sont sensuels,  des créatures primitives soumises à leurs instincts, gouvernées par leur tronc cérébral. Il accusa l’immigration des noirs en Europe d’être « terrible » et « brutale » et dénonça ses effets sur « le sang et la race ». Il a conseillé aux femmes blanches de ne pas lire des « romans nègres » pendant leur grossesse, car dans ce cas elles auraient des « enfants mulâtres. » En 1922, il a déclaré, « La race nègre ne fait pas partie de l’Europe, et le fait que cette race joue maintenant un si grand rôle en Europe n’est bien sûr rien d’autre qu’une nuisance ».

Mais la pire insulte, d’un point de vue anthroposophique, est l’affirmation de Steiner que les gens de couleurs ne peuvent pas se développer spirituellement par eux-mêmes ; ils doivent être soit « éduqués » par les blancs ou se réincarner dans la race blanche. Les Européens, au contraire, sont les humains les plus développés. En effet, « l’Europe a toujours été à l’origine de tout développement humain. » Pour Steiner et pour l’anthroposophie, il n’y a aucun doute que « les Blancs sont les seuls qui développent l’humanité en eux-mêmes. […] La race blanche est la race du futur, la race spirituellement créative.

Les anthroposophes de nos jours tentent souvent de justifier ou d’expliquer ces déclarations scandaleuses en soutenant que Steiner était simplement un produit de son époque.  Cette apologie est peu convaincante pour trois raisons. D’abord, Steiner prétend avoir lui-même atteint un degré sans précédent de l’illumination spirituelle qui, de son propre aveu, transcendait complètement sa propre époque et sa propre situation ; il a également affirmé, et les anthroposophes le croient, qu’il avait une connaissance détaillée du passé et de l’avenir éloignés. Deuxièmement, cet argument ne tient pas compte des nombreux individus de la génération de Steiner qui se sont opposés activement au racisme et à l’ethnocentrisme. Troisièmement, et le plus révélateur, les anthroposophes continuent à ressasser les imaginations racistes de Steiner de nos jours.

En 1995, il y a eu un scandale aux Pays-Bas quand il est devenu de notoriété publique que les écoles Waldorf néerlandaises enseignaient une « ethnographie raciale », où les enfants apprenaient que la « race noire » a des lèvres épaisses et un sens du rythme et que la « race jaune » cache ses émotions derrière un sourire permanent. En 1994, le conférencier steinérien Rainer Schnurre, lors de l’un de ses fréquents séminaires pour anthroposophes adultes à Berlin, a donné une conférence ayant un titre plutôt déconcertant « Vaincre le racisme et le nationalisme par Rudolf Steiner. » Dans un témoignage contemporain, Schnurre a souligné les différences essentielles entre les races, a souligné le caractère « infantile des Noirs », et a allégué qu’en raison des disparités raciales immuables, « aucun système équitable et global ne peut être créé pour tous les peuples de la terre » et à cause des différences entre les races, l’envoi d’aide dans les pays en voie de développement est inutile.

De tels incidents sont malheureusement fréquents dans le monde de l’anthroposophie. La mentalité raciste que Steiner a inculquée à ses fidèles disciples n’a pas encore été répudiée. Et elle pourrait bien ne jamais être répudiée, puisque l’anthroposophie n’a pas le genre de conscience critique qui pourrait contrebalancer ses croyances fondamentales manifestement régressives. En fait, les vues politiques de l’anthroposophie ont eu une connotation résolument réactionnaire dès le début.

La vision sociale de l’anthroposophie

Le point de vue politique de Steiner a été façonné par diverses influences. À l’avant-plan de celles-ci était le romantisme, un mouvement littéraire et politique qui a eu un impact durable sur la culture allemande du XIXe siècle. Comme tous les phénomènes culturels, le romantisme était politiquement complexe, inspirant à la fois la gauche et la droite. Mais les grands romantiques politiques étaient explicitement des réactionnaires et des nationalistes véhéments qui excluaient les Juifs, mêmes ceux qui étaient baptisés, de leurs forums ; ils devinrent des adversaires acharnés des réformes politiques et étaient en faveur d’un ordre social strictement hiérarchisé, semi-féodal. La répulsion romantique pour la « modernité » naissante, l’hostilité envers la rationalité et les Lumières, et la relation mystique à la nature, laissèrent tous leurs empreintes sur la pensée de Steiner.

Tôt dans sa carrière, Steiner est aussi tombé sous l’emprise de Nietzsche, l’exceptionnel penseur anti-démocratique de l’époque, dont l’élitisme lui fit une forte impression. L’individualisme radical de Max Stirner a aussi influencé les idées politiques du jeune Steiner, ce qui donne un mélange philosophique puissant qui attendait d’être catalysé par une force réactionnaire dynamique.  Cette dernière apparut assez tôt sous la forme d’Ernst Haeckel et de son credo social darwiniste du monisme.  Haeckel (1834-1919) fut le fondateur de l’écologie moderne et le principal vulgarisateur de la théorie de l’évolution en Allemagne. Steiner devint un partisan des vues de Haeckel, et de lui l’anthroposophie a hérité ses prédilections écologistes, son modèle hiérarchisé du développement humain, et sa tendance à interpréter les phénomènes sociaux en termes biologiques.

La vision du monde élitiste de Haeckel se prolongeait au-delà du domaine de la biologie. Il était aussi « un prophète de la régénération nationale et raciale de l’Allemagne » et le représentant d’un « nationalisme intensément mystique et romantique », « ainsi que l’ancêtre direct » de l’eugénisme nazi.  Le monisme, que Steiner a vigoureusement défendu durant un certain temps, rejetait « le rationalisme occidental, l’humanisme, et le cosmopolitisme », et était « opposé à tout changement social fondamental. » Ce qui était nécessaire pour l’Allemagne, et il l’a défendu catégoriquement, était une révolution culturelle de grande portée et non pas une révolution sociale.  Cette attitude allait devenir une caractéristique de l’anthroposophie.

Dans l’atmosphère grisante du tournant du siècle, Steiner a flirté durant un certain temps avec la politique de gauche, et a même partagé un podium avec la socialiste révolutionnaire Rosa Luxembourg à un meeting de travailleurs en 1902. Mais Steiner a toujours rejeté toute analyse matérialiste ou sociale de la société capitaliste au profit d’un « regard dans l’âme » des êtres humains pour deviner les racines du malaise moderne. Cette approche facile de la réalité sociale devait se concrétiser dans sa vision politique mature, élaborée durant la première guerre mondiale. La réponse de Steiner à la guerre a été déterminée par la composante finalement déterminante de son tempérament intellectuel : le nationalisme chauvin.

De son propre aveu, Steiner a activement pris part à Vienne à des cercles pan-germanistes à la fin du dix-neuvième siècle.  Il a vu la première guerre mondiale comme faisant partie d’une « conspiration internationale contre la vie spirituelle allemande ».  Dans l’explication préférée de Steiner, ce n’est pas la rivalité impérialiste entre les puissances coloniales, ou la myopie nationale, ou la concurrence pour les marchés qui a provoqué la guerre, mais les francs-maçons britanniques et leur aspiration à la domination du monde. Steiner connaissait personnellement le général Helmuth von Molkte, chef de cabinet du haut commandement allemand ; après la mort de Molkte en 1916, Steiner a prétendu être en contact avec son esprit et a rapporté les vues du général sur la guerre depuis le monde inférieur. Après la guerre, Steiner a fait l’éloge du militarisme allemand et a continué à mettre en garde contre la France, la culture française, et la langue française dans une rhétorique qui correspondait à celle de Mein Kampf. Dans les années 1990, les anthroposophes en était encore à défendre le déni chauviniste historique de Steiner, en insistant sur le fait que l’Allemagne ne portait aucune responsabilité de la première guerre mondiale et qu’elle avait été une victime de l’«Ouest ».

Au milieu de la sauvagerie insensée de la guerre, Steiner a utilisé ses relations militaires et industrielles pour tenter de persuader les élites allemandes et autrichiennes de sa nouvelle théorie sociale, qu’il espérait voir mises en œuvre dans les territoires conquis en Europe de l’Est. Malheureusement pour les plans de Steiner, l’Allemagne et l’Autriche ont perdu la guerre, et son rêve ne s’est pas réalisé. Mais il a alors commencé à prêcher sa nouvelle doctrine, laquelle à partir de ce moment fut considérée comme la vision sociale de l’anthroposophie. Ses principes économiques et politiques constituent une combinaison instable d’éléments individualistes et corporatistes. Conçue comme une alternative à la fois au programme d’auto-détermination de Woodrow Wilson, et à la révolution bolchevique, Steiner a donné à cette théorie le nom peu maniable de « La structuration tripartite de l’organisme social » (Dreigliederung des Sozialen Organismus, souvent mentionné dans la littérature anthroposophique par « tripartition sociale » ou « triarticulation sociale », etc., expressions qui obscurcissent la vision biologique de Steiner du domaine social comme étant un organisme réel).  Les trois branches de ce programme, qui ressemblent à la fois aux modèles corporatiste fasciste et semi-féodal, sont l’État (fonctions politiques, militaires et policières), l’économie, et la sphère culturelle.  Cette dernière sphère englobe « toutes les questions juridiques, éducatives, intellectuelles, et spirituelles », qui doivent être administrées par des « associations », avec des individus libres de choisir leur école, église, tribunaux, etc.

Les anthroposophes considèrent cette triple structure comme étant « naturellement ordonnée ».  Son axiome central est que l’intégration moderne de la politique, de l’économie, et de la culture dans un cadre apparemment démocratique doit s’affaiblir car, selon Steiner, ni l’économie, ni la vie culturelle, ne doivent pas être structurées démocratiquement. La sphère culturelle, que définit très largement Steiner, est un domaine de réalisation individuelle, où les plus talentueux et capables devraient prévaloir. Et l’économie ne doit jamais être soumise à un contrôle public démocratique, car elle s’effondrerait alors. La naïveté économique et politique de Steiner sont englobées dans son affirmation que le capitalisme « deviendra légitime s’il est spiritualisé ».

Au lendemain de la guerre mondiale sanglante, au moment même où se produisaient de grands bouleversements contre la violence, la misère et l’exploitation du capitalisme, Steiner est apparu comme un ardent défenseur du profit privé, de la concentration de la propriété et de la richesse, et du marché libre. Argumentant avec véhémence contre tout effort visant à remplacer les institutions anti-sociales par des institutions humaines, Steiner a proposé d’adapter sa « société tripartite » au système existant de domination de classe. Il ne pouvait guère nier que le despotisme économique grossier de son époque avait été extrêmement dommageable pour les vies humaines, mais il a prétendu avec insistance que le « capitalisme privé en tant que tel n’est pas la cause des préjudices » :

« Le fait que des personnes individuellement ou des groupes de personnes administrent des masses énormes de capitaux n’est pas ce qui rend la vie anti-sociale, mais plutôt le fait que ces personnes ou groupes exploitent les produits de leur travail d’administration d’une manière anti-sociale.[…] Si la gestion par des personnes capables était remplacée par la gestion par l’ensemble de la communauté, la productivité de la gestion serait compromise. La libre initiative, les capacités individuelles et la volonté de travailler ne peuvent être pleinement réalisées dans une telle communauté. […] La tentative de structurer la vie économique d’une manière sociale détruit la productivité. »

Bien que Steiner ait essayé de faire des incursions dans les institutions des classes laborieuses, sa vision n’était naturellement pas très populaire parmi les travailleurs. Les révolutionnaires de la République des conseils de Munich  se moquaient de lui comme « le médecin de l’âme du capitalisme décadent ».  Otto Neurath a accusé la « triarticulation sociale » de capitalisme à petite échelle. Les industriels, en revanche, ont montré un vif intérêt pour les idées de Steiner. Peu après que la poussée révolutionnaire des travailleurs allemands ait été écrasée, Steiner a été invité par le directeur de l’usine de tabac Waldorf-Astoria à créer une école de l’entreprise à Stuttgart. Ainsi naquirent les écoles Waldorf.

L’anthroposophie en pratique : les écoles Waldorf et l’agriculture biodynamique

L’école à Stuttgart s’est avérée être le plus grand succès des anthroposophes, avec l’usine pharmaceutique à proximité qu’ils ont nommée d’après l’oracle nordique mythique Weleda. Les écoles Waldorf sont actuellement représentées dans de nombreux pays et projettent généralement une image nettement progressiste. Il y a sans doute des aspects progressistes dans l’éducation Waldorf, beaucoup d’entre eux provenant de l’intense ferment des théories pédagogiques alternatives qui prévalaient dans les premières décennies du XXe siècle. Mais il y a davantage à l’école Waldorf que l’apprentissage holistique, l’expression musicale, et l’eurythmie.

L’anthroposophie classique, avec ses races-racines et ses âmes nationales, est le « programme secret » des écoles Waldorf.  Les anthroposophes eux-mêmes avouent dans les discussions internes que l’idée de karma et de réincarnation est la « base de toute véritable éducation. »  Ils croient que chaque classe d’élèves choisit son professeur et réciproquement avant la naissance. La tâche d’un enseignant Waldorf est d’aider chaque élève à s’incarner pleinement. Steiner lui-même a exigé que les écoles Waldorf soient confiées à des « professeurs ayant une connaissance de l’homme tirant son origine du monde spirituel ».  Plus tard, les anthroposophes exprimèrent la vision Waldorf ainsi :

« Cette éducation est essentiellement fondée sur une reconnaissance de l’enfant comme un être spirituel, avec un nombre variable d’incarnations derrière lui, qui repasse par la naissance dans un corps physique, dans un corps qui sera lentement moulé en un instrument utilisable par les forces de l’âme spirituelle qu’il apporte avec lui. Il a choisi ses parents pour lui-même du fait qu’il peuvent lui fournir ce dont il a besoin pour accomplir son karma, et inversement, ils ont aussi besoin de leur relation avec lui pour accomplir leur propre karma.

Le programme des écoles Waldorf est structuré autour de stades de maturation spirituelle imposés par l’anthroposophie : d’un à sept ans, un enfant développe son corps physique, de sept à quatorze ans le corps éthérique, et de quatorze à vingt-et-un le corps astral. Ces étapes sont censées être marquées par des changements physiques ; ainsi les jeunes enfants ne peuvent pas entrer en première année tant qu’ils n’ont pas commencé à perdre leurs dents de lait. En outre, chaque élève est catégorisé selon la théorie médiévale des humeurs : un enfant Waldorf est soit mélancolique, colérique, sanguin ou flegmatique — la catégorisation est en partie basée sur l’apparence physique externe de l’enfant — et est traitée en conséquence par les enseignants.

En privilégiant ostensiblement davantage des considérations « spirituelles » que des considérations cognitives et psycho-sociales, l’uniformité statique de ce système pédagogique est suspect. Il suggère également que la réputation des écoles Waldorf de favoriser une atmosphère spontanée, centrée sur l’enfant et individuellement orientée est injustifiée.  En fait le modèle steinérien d’instruction est carrément autoritaire : il a insisté sur la répétition et l’apprentissage par cœur, et a insisté pour que l’enseignant soit le centre de la classe et sur le fait que les élèves n’avaient pas à juger ou même discuter les déclarations de l’enseignant. Dans la pratique, de nombreuses écoles Waldorf mettent en œuvre une discipline stricte, avec des châtiments publics pour les transgressions constatées.

Les prédilections particulières de l’anthroposophie façonnent aussi le programme Waldorf. Jazz et musique populaire sont souvent méprisées dans les écoles Waldorf européennes, et enregistrer de la musique est généralement mal vu ; ces phénomènes sont considérés comme abritant des forces démoniaques. Au lieu de cela les élèves lisent des contes de fées, un ingrédient de base de la pédagogie Waldorf. Certains sports aussi, sont interdits, et l’enseignement de l’art suit souvent les théories, rigides et excentriques, des couleurs et des formes de Steiner. Pris ensemble avec le parti pris anti-technologique et anti-scientifique omniprésents, la suspicion envers la pensée rationnelle, et les débordements occasionnels de charabia raciste, ces facteurs indiquent que l’école Waldorf est aussi contestable que les autres aspects de l’aventure anthroposophique.

À côté des écoles Waldorf, l’application la plus répandue et apparemment progressiste de l’anthroposophie est l’agriculture biodynamique. En Allemagne et en Amérique du Nord, au moins, la biodynamie est une partie bien représentée sur la scène des agricultures alternatives. Beaucoup de petits producteurs utilisent des méthodes biodynamiques sur leurs fermes ou leurs potagers ; il y a des vignobles biodynamiques et un label Demeter pour les produits alimentaires biodynamiques, ainsi qu’une profusion de dépliants, de périodiques, et de conférences sur la théorie et la pratique de l’agriculture biodynamique.

Bien qu’il ne fut pas lui-même un agriculteur, Steiner a présenté les grandes lignes fondamentales de la biodynamie vers la fin de sa vie et a suscité une abondante littérature sur le sujet, que les agriculteurs bio-dynamistes suivent plus ou moins fidèlement. La biodynamie dans la pratique converge souvent vers les grands principes de l’agriculture biologique. Son accent sur la fertilité des sols plutôt que sur le rendement des cultures, son rejet des engrais et des pesticides chimiques de synthèse, et son point de vue de considérer l’exploitation ou la parcelle comme un écosystème, tout cela fait que l’approche biodynamique est une méthode éminemment sensible et écologique de culture. Mais dans cette histoire, il y a davantage.

L’agriculture biodynamique est basée sur la révélation steinérienne de forces cosmiques invisibles et de leurs effets sur le sol et la flore. L’anthroposophie enseigne que la terre est un organisme qui respire deux fois par jour, que les êtres éthériques agissent sur la terre, et que les corps célestes et leurs mouvements influencent directement la croissance des plantes. Ainsi les agriculteurs bio-dynamistes prévoient leurs semis pour qu’ils coïncident avec les constellations planétaires appropriées, une partie de tout ce qu’ils considèrent comme « les processus naturels de la terre ».  Parfois, cette approche « spirituelle » prend des formes insolites, comme dans le cas de la « préparation 500 ».

Pour élaborer la préparation 500, partie intégrante de l’agriculture anthroposophique, les agriculteurs bio-dynamistes emplissent une corne de bœuf avec du fumier de vache et l’enterrent dans le sol. Après l’y avoir laissée tout l’hiver, ils creusent pour récupérer la corne et mélangent son fumier avec de l’eau (elle doit être agitée durant une heure selon un rythme spécifique) pour en faire une pulvérisation qui sera appliquée sur la couche arable. Tout cela sert à canaliser « des rayonnements qui tendent à éthériser et astraliser » et ainsi de « rassembler et attirer depuis l’environnement de la terre tout ce qui est éthérique et vivifiant. »

Les producteurs d’agriculture biologique qui ne sont pas anthroposophes sont souvent enclins à considérer ces aspects fantaisistes de la biodynamie comme inutiles, mais comme des accessoires inoffensifs d’une autre technique agricole convenable. Bien que cette attitude ait un certain mérite, les adeptes de la biodynamie ne leurs rendent pas la pareille, car ils soulignent que « l’agriculteur bio » peut bien cultiver « biologiquement », mais qu’il n’a pas la connaissance de la façon de travailler avec les forces dynamiques — un savoir qui a été donné pour la première fois par Rudolf Steiner.  Pour le meilleur ou pour le pire, l’agriculture biodynamique est inséparable de son contexte anthroposophique.

L’enthousiasme pour la biodynamie, cependant, s’est propagé bien au-delà des frontières de l’anthroposophie proprement dite. À une certaine époque, elle a également tenu lieu d’un vibrant appel pour d’autres qui partageaient l’arrière plan anthroposophique nationaliste et des intérêts occultes. En effet, c’est à travers l’agriculture biodynamique que l’anthroposophie a le plus directement influencé le cours du fascisme allemand.

L’anthroposophie et l’Aile verte du parti nazi

Le mélange de mysticisme, de romantisme, et des préoccupations pseudo-environnementalistes propagé par Steiner et ses acolytes a amené l’anthroposophie en contact idéologique étroit avec un groupe qui a été décrit comme l’aile verte du national-socialisme.  Ce groupe, qui comprenait plusieurs des dirigeants les plus puissants du Troisième Reich, étaient des partisans actifs de l’agriculture biodynamique et d’autres causes anthroposophiques. L’histoire de cette relation a été l’objet d’une certaine controverse, avec les anthroposophes qui niaient généralement un quelconque lien avec les nazis. Pour comprendre totalement la question, il est peut-être mieux de la considérer dans le contexte de l’attitude de l’anthroposophie face à la montée du fascisme.

Comme le démontre l’étude extrêmement approfondie du chercheur indépendant Peter Bierl, il y avait une grande admiration dans les rangs des anthroposophes pour Mussolini et le fascisme italien, le précurseur de la dictature de Hitler.  En outre, plusieurs anthroposophes italiens de premier plan avaient une opinion fasciste et participaient activement à promouvoir la politique raciale fasciste.  Mais c’est la déclinaison allemande du fascisme qui a le plus manifestement partagé la préoccupation anthroposophique des races. Durant les années 1920 et 1930, le principal écrivain anthroposophe concernant les questions raciales était le Dr. Richard Karutz, directeur du musée anthropologique à Lübeck.  Karutz voulait protéger l’anthropologie, en tant que discipline de ce qu’il a appelé « le flux sociologique de la pensée matérialiste », en soutenant une ethnologie « spirituelle » basée sur la doctrine raciale anthroposophique.  Refusant catégoriquement la recherche anthropologique de son époque, il a mis l’accent sur la supériorité culturelle et spirituelle de la « race aryenne ».

Karutz était plus ouvertement antisémite que beaucoup de ses collègues anthroposophes. Il a dénoncé l’« esprit de la communauté juive », qu’il a décrit comme empreint de l’esprit de clan, mesquin, étroit, rigidement lié au passé, dévoué à la connaissance conceptuelle morte et avide de puissance mondiale. »  Au cours de la dernière décennie de la république de Weimar, Karutz et d’autres anthroposophes ont dû composer avec la notoriété croissante de la « science raciale » des nazis. Karutz a critiqué les théories eugénistes des nazis, car elles mettaient l’accent sur le caractère biologique plutôt que spirituel, et parce qu’elles négligeaient le rôle de la réincarnation. Mais il était d’accord avec le fait de proscrire le « métissage des races » surtout des Blancs et des non-Blancs.

En 1931, la revue anthroposophique principale publia un avis positif signé Karutz à propos du livre de Walther Darré “Neuadel aus Blut und Boden” (Une nouvelle noblesse du sang et du sol). Darré, un chef de file de la « théorie raciale » et une figure prépondérante de l’aile verte nazie, allait bientôt devenir le ministre de l’agriculture sous Hitler.  Cette relation chaleureuse avec les principaux responsables nazis fut payante pour les disciples de Steiner une fois que le parti prit les commandes de l’Allemagne. Selon de nombreux témoignages d’anthroposophes de cette époque, les nazis ont traqués les steinériens dès le début du Troisième Reich. Mais cette façon de voir intéressée est  beaucoup trop simple ; les données historiques révèlent une réalité beaucoup plus complexe.

Immédiatement après que le mouvement nazi ait pris le contrôle de l’État en 1933, les dirigeants de l’anthroposophie organisée prirent l’initiative d’apporter leur soutien au nouveau gouvernement. En juin de cette année, un journal danois a questionné Günther Wachsmuth, secrétaire de la Société anthroposophique internationale en Suisse, sur le point de vue de l’anthroposophie envers le régime nazi. Il a répondu, « Nous ne pouvons pas nous plaindre. Nous avons été traités avec la plus grande considération et avons la liberté complète de promouvoir notre doctrine ». En parlant pour les anthroposophes en général, Wachsmuth a donc exprimé sa « sympathie » et son « admiration » pour le national-socialisme.

Wachsmuth, l’un des trois hauts responsables du siège mondial de l’anthroposophie à Dornach, n’était pas le seul parmi les disciples de Steiner à avoir une opinion favorable à propos de la dictature hitlérienne. Le médecin homéopathe Hanns Rascher, par exemple, s’est fièrement proclamé lui-même « aussi bien anthroposophe que national-socialiste. »  En 1934, la Société anthroposophique allemande a envoyé une lettre officielle à Hitler où était souligné la compatibilité de l’anthroposophie avec les valeurs nationales-socialistes et soulignant les « origines aryennes » de Steiner ainsi que son activisme pro-allemand.

À l’époque où Wachsmuth donnait son avis, des milliers de socialistes, communistes, anarchistes, syndicalistes et autres dissidents avaient été internés ou exilés, les camps de concentration de Dachau et d’Oranienburg avaient été installés, et la vie politique indépendante avait été rayée de l’Allemagne. Cependant durant des années, la plupart des anthroposophes n’ont pas subi de harcèlement officiel ; ils étaient acceptés dans les associations culturelles nazies obligatoires et ont continué à poursuivre leurs activités. L’exception, bien entendu, était les Juifs membres d’associations anthroposophiques. Ils ont été forcés, sous la pression de l’État, de quitter ces institutions. Il n’y a aucune trace de protestation contre cette « exclusion raciale », de la part de leur camarades anthroposophes non-juifs,  et encore moins pour mettre en place une quelconque résistance interne à cela. En réalité, certains anthroposophes, comme le professeur de droit Ernst Hippel, ont approuvé l’expulsion des Juifs des universités allemandes.

Malgré ce vaste soutien public des anthroposophes à la nazification de l’Allemagne, une lutte de pouvoir avait lieu au sein de l’appareil très compliqué de l’état nazi sur l’opportunité d’interdire l’anthroposophie ou de coopter le mouvement et ses institutions. Ce conflit avait principalement lieu entre Rudolf Hess, l’adjoint de Hitler et un sympathisant des pratiques anthroposophiques, et Heinrich Himmler, chef des SS, passionné d’ésotérisme et d’occultisme qui voyait l’anthroposophie comme une organisation idéologique concurrente de sa propre pseudo-religion du paganisme nazi.  Il fallu attendre novembre 1935, longtemps après l’interdiction de la plupart des autres institutions culturelles indépendantes, pour que la Société anthroposophique allemande soit dissoute sur l’ordre de Himmler.

L’interdiction, signée par le lieutenant de Himmler, Reinhard Heydrich, citait « l’orientation internationale » de l’anthroposophie et l’éducation « individualiste » des écoles Waldorf. Les adversaires nazis de l’aile verte du parti, tels que Heydrich, détestaient l’anthroposophie en raison de ses origines « orientales » ; il y avait aussi un certain sentiment populiste envers l’élitisme impliqué par l’anthroposophie. Mais même après l’interdiction, il n’y a pas eu de persécution générale des anthroposophes. Les médecins anthroposophes de l’association ont été reconnu et soutenu officiellement, rejoignant l’organisation nazie pour la « guérison naturelle ». De nombreuses activités d’édition anthroposophique ont continué sans interruption ; les professeurs d’anthroposophie, les enseignants, et les fonctionnaires ont conservé leur emploi ; les écoles Waldorf et les fermes biodynamiques ont continué de fonctionner. La plupart des écoles Waldorf ont finalement été stoppées au cours des années trente et suivantes, malgré l’intervention pro-anthroposophique de nazis influents comme le criminel de guerre SS Otto Ohlendorf.  Mais le coup final ne s’est pas produit avant 1941 quand Hess, le protecteur de l’anthroposophie, s’est envolé pour la Grande-Bretagne. Peu après, la dernière école Waldorf a été fermée pour de bon, l’agriculture biodynamique a perdu son soutien officiel, et plusieurs sommités anthroposophiques ont été emprisonnées durant un certain temps.

Les usines Weleda, par ailleurs, ont continué à fonctionner pendant toute la guerre et même reçu des contrats de l’État. En fait, Weleda a fourni du matériel de naturopathie pour des « expériences médicales » (c’est-à-dire torture) sur des prisonniers de Dachau.  Le jardinier en chef de longue date de Weleda, Franz Lippert, a demandé à être transféré à Dachau en 1941 pour superviser les plantations biodynamiques que Himmler avait établie au camp de concentration.  Lippert est devenu un officier SS, comme l’a fait son compagnon bio-dynamiste, dirigeant anthroposophe, Carl Grund. Ainsi la collaboration anthroposophique avec la vision nazie d’une nouvelle Europe a persisté jusqu’à la fin ultime du Troisième Reich.

Une grande partie de cette histoire sordide est confirmée, mais avec interprétation fort différente, dans l’énorme volume de 1999 sur les anthroposophes et le national-socialisme écrit par Uwe Werner, archiviste en chef au siège mondial de la Société anthroposophique en Suisse.  Mais ici ce travail révélateur montre un comportement anthroposophique sous les nazis comme purement défensif et absout ainsi les disciples de Steiner d’une quelconque responsabilité pour les innombrables crimes de l’Allemagne nazie. Les anthroposophes firent beaucoup d’autres tentatives après la guerre pour se réconcilier avec leur histoire de compromis et de complicité avec le Troisième Reich, lesquels sont embarrassants et évasifs et répètent le racisme sous-jacent qui les a d’abord rapprochés des nazis. Les explications sont complètement ésotériques, dépeignant les nazis comme étant manipulés par des puissances démoniaques ou même comme une étape nécessaire au développement spirituel de la race aryenne.

Le mouvement biodynamique et ses admirateurs nazis

Plus frappant encore que ces mystifications du nazisme est le refus, dans les cercles anthroposophiques, de reconnaître l’influence de leur doctrine sur l’aile verte du parti nazi. L’influence de l’écofascisme anthroposophique allemand s’est étendu bien au-delà des personnalités de grande envergure telles que Darré et Hess.  Parmi les puissants fonctionnaires nazis steinériens et  partisans de l’agriculture biodynamique, il y avait notamment l’officier SS anthroposophe Hans Merkel, une figure de proue dans l’organisation SS, le Bureau Principal pour la Race et la Colonisation ; l’anthroposophe Georg Halbe, un officier influent dans l’appareil agricole nazi ; le collègue de Merkel et Halbe, Wilhelm Rauber ; et le membre du parti nazi au Reichstag Hermann Schneider.  D’autres responsables régionaux et locaux de l’association des agriculteurs bio-dynamistes appartenaient au parti nazi, y compris Carl Grund, Albert Friehe, et Harald Kabisch.  Un autre membre principal de l’aile verte du parti nazi ayant des liens étroits avec l’anthroposophie était Alwin Seifert, dont le titre officiel était Avocat du Reich pour le Paysage.  Des personnalités du mouvement biodynamique, pendant ce temps, comme Franz Dreidax et Max Karl Schwarz, ont travaillé en collaboration étroite avec diverses organisations nazies.

Ce qui distinguait la bande hétéroclite de fonctionnaires fascistes collectivement connue comme  aile verte du mouvement nazi, c’était leur allégeance à la « religion de la nature » anti-humaniste prêchée par le national-socialisme.  En revivifiant un mélange de darwinisme social, de Haeckel et d’écologie, ils incarnaient une convergence historiquement unique et politiquement désastreuse d’une idéologie d’un autre monde et de l’autorité de ce monde. Dans l’aile verte du parti nazi, le nationalisme, le spiritualisme, le racisme ésotérique et le mysticisme écologique s’unissaient au pouvoir de l’État.

Le mot d’ordre directeur de l’aile verte était « Le sang et le sol », une formule nazie tristement célèbre qui se réfère à la relation mystique du peuple allemand avec sa terre sacrée. Les adeptes de « Le sang et le sol » pensaient que la pureté de l’environnement était indissociable de la pureté raciale. Cette double préoccupation les rendait naturellement très proches de l’anthroposophie. Le principal intermédiaire entre les organisations anthroposophiques et l’aile verte nazie était Ehrard Bartsch, le fonctionnaire anthroposophe en chef responsable pour l’agriculture biodynamique. Bartsch était sur le plan personnel ami avec Seifert et Hess, et a joué un rôle crucial pour persuader les dirigeants nazis des vertus de la biodynamie. Il a souligné en permanence les affinités philosophiques entre l’anthroposophie et le national-socialisme. Bartsch éditait la revue Demeter, organe officiel des agriculteurs bio-dynamistes allemands, qui a louangé les nazis et leur courageux Führer, même après le début de la guerre. Bartsch a également offert ses services à la SS concernant leurs projets pour régler les territoires conquis en Europe de l’Est avec les agriculteurs purement aryens. Son engagement précoce et sans réserve envers la cause nazie est un témoignage de la précarité politique du modèle biodynamique.

Beaucoup d’autres puissantes autorités nazies ont soutenu l’agriculture biodynamique. Celles-ci incluaient, en plus de Ohlendorf, Hess, et Darré, le ministre nazi de l’Intérieur Wilhem Frick, le chef nazi du Front allemand du Travail Robert Ley, et le chef de l’idéologie nazie Alfred Rosenberg, qui avaient tous visité le domaine biodynamique de Bartsch, le siège de l’association des agriculteurs bio-dynamistes, et avaient exprimé leurs encouragements pour l’entreprise. Deux autres figures extrêmement importantes, surtout après 1941, étaient les importants commandants des SS Günther Pancke et Oswald Pohl. Pancke était le successeur de Darré en tant que chef du Bureau principal SS pour la colonisation et la race, et il a fait appel à l’assistance de Bartsch pour planifier la composante biodynamique de la colonisation nazie des territoires ethniquement nettoyés en Europe orientale. Pohl, un ami de Seifert, était l’administrateur du système des camps de concentration. Il a pris un intérêt particulier à la biodynamie et avait son propre domaine d’élevage biodynamique. Il a établi et maintenu le groupe des fermes biodynamiques dans les camps de concentration, qui ont continué à fonctionner jusque la défaite finale du nazisme en 1945.

À côté de ces figures, il y avait des dirigeants nazis moins connus, qui ont soutenu activement la cause biodynamique, incluant  divers autres officiers SS comme Heinrich Vogel, qui a coordonné le réseau SS des plantations biodynamiques dans les camps de concentration. Hanns G. Müller, l’avocat principal du « Lebensreform » ou « réforme du mode de vie » au sein du mouvement nazi, était un autre sponsor de longue date de l’agriculture biodynamique. En 1935, l’association des agriculteurs bio-dynamistes a officiellement rejoint l’organisation nazie de Müller, la « Deutsche Gesellschaft für Lebensreform », un ensemble de groupes culturels « alternatifs » dédiés à la santé alternative, la nutrition, l’agriculture, et ainsi de suite, avec un engagement nazi explicite et fervent. Le journal de l’organisation « Leib und Leben » a publié des dizaines d’articles d’amateurs de biodynamie jusqu’à la mi-1943. Le collègue de parti du nazi Müller, Herman Polzer, une autre figure de proue des cercles nazis de la « Lebensreform », était un partisan de l’agriculture biodynamique se faisant particulièrement entendre. La coterie des « défenseurs du paysage » travaillant pour Seifert, un pratiquant et défenseur de longue date de la biodynamie, comprenait également un certain nombre d’anthroposophes actifs, le plus en évidence étant Max Karl Schwartz, un chef de file majeur du mouvement biodynamique.

Le ministre nazi de l’agriculture et le “Dirigeant des Paysans du Reich” Walther Darré était initialement sceptique envers l’agriculture biodynamique, mais il est devenu un converti enthousiaste à la fin des années 1930.  Il conféra à la version de Steiner de culture biologique le label officiel d’ “Agriculture selon les lois de la vie”, un terme qui met en évidence l’idéologie de l’ordre naturel commune à toutes les formes réactionnaires d’écologie. À la mi-1941, Darré était encore  fortement en faveur du soutien de l’État apporté à la biodynamie, et son biographe affirme que “un tiers des dirigeants nazis soutenaient la campagne de Darré” pour la biodynamie à un moment où toutes les activités variées de l’anthroposophie étaient officiellement en disgrâce.  En effet, l’encouragement par le gouvernement nazi de l’agriculture biodynamique a une longue histoire : « Il y avait deux mille agriculteurs bio-dynamiques enregistrés dans la “bataille nazie pour la production”, probablement un euphémisme du nombre réel. »

L’aile verte des nazis représente l’accomplissement historique des rêves de l’écologie réactionnaire ; l’écofascisme au pouvoir. L’imbrication étendue de croyances et pratiques anthroposophiques avec un écofascisme réellement existant ne devrait pas être jugée comme un cas de culpabilité par association. Cela devrait, au contraire, être l’occasion de réfléchir sur les susceptibilités politiques de l’environnementalisme ésotérique. Même l’auteur anthroposophe Arfst Wagner, qui a passé des années à compiler la documentation à propos de l’anthroposophie au sein du Troisième Reich, est arrivé à la conclusion gênante qu’« une forte tendance latente vers les politiques d’extrême droite » était courante chez les anthroposophes passés et actuels.

La suite de l’héritage de l’écologie steinérienne réactionnaire

L’expérience désastreuse du nazisme n’a pas réussi à exorciser les esprits de droite qui hantent l’anthroposophie. L’affirmation de Steiner que le changement social ne pouvait être que le résultat de la transformation spirituelle au niveau individuel conduit à une marginalisation de l’analyse politique sérieuse chez ses disciples. Ceci laissa l’anthroposophie grande ouverte aux mêmes forces régressives qui, depuis toujours, l’avaient subrepticement animées.

Bien sûr, il a eu aussi des personnes qui ont assuré la continuité entre l’aile verte nazie et l’anthroposophie d’après la guerre. Alors que Hess était inaccessible à la prison de Spandau, les juges de Darré, à Nuremberg, lui imposèrent, avec l’aide de Merkel, son avocat anthroposophe, une peine relativement courte.  Pendant sa détention, Darré étudia les écrits de Steiner, et après sa sortie de prison, il reprit ses contacts amicaux avec les anthroposophes jusqu’à sa mort en 1953. Seifert reprit son poste de professeur d’architecture du paysage à Munich, et en 1964 il fut élu président d’honneur de l’Association Bavaroise pour la Préservation de la Nature. Le biographe de Darré écrit avec admiration « la poignée courageuse des meilleurs nazis » qui avait refusé de coopérer à la purge des anthroposophes en 1941 et qui « avaient leurs enfants éduqués et soignés par des anthroposophes après la Seconde Guerre mondiale ».

La seconde génération d’anthroposophes d’extrême droite était surtout représentée par Werner Georg Haverbeck, un chef de file du mouvement nazi sous le Troisième Reich et un associé de Hess. Après la guerre, il devint pasteur d’une congrégation anthroposophique et fonda l’association pour la protection de la vie, association d’extrême-droite (WSL pour son acronyme allemand).  Le WSL, qui a joué un rôle influent dans le mouvement écologiste allemand, est anti-avortement, anti-immigration et pro-eugénisme. Il fait la promotion d’un « ordre naturel de la vie » et s’oppose la « dégénérescence » raciale. Alors que le nationalisme agressif gagnait de plus en plus de terrain dans le débat public allemand dans les années 1980-1990, Haverbeck et le WSL ont contribué à le relier aux questions écologiques.

En 1989, Haverbeck rédigea une biographie du fondateur de l’anthroposophie intitulée Rudolf Steiner –  Avocat de l’Allemagne.  Le livre dépeint Steiner avec assez de précision, comme un nationaliste convaincu, et utilise même le travail de Steiner pour nier les faits de l’holocauste. Compagnon d’Haverbeck et anthroposophe de longue date, et dirigeant du WSL, Ernst Otto Cohrs est un autre négationniste actif de l’holocauste. Cohrs, qui gagnait sa vie dans les années 1980 et les années 1990 en vendant des produits biodynamiques, a également publié des ouvrages tels que « Il n’y avait pas de chambres à gaz » et « Le mythe d’Auschwitz ». Un steinérien plus important de l’extrême-droite allemande est Günther Bartsch, qui se décrit lui-même comme un « révolutionnaire national ». Avec son camarade néo-nazi Baldur Springman, un agriculteur biologiste, membre du WSL, et fondateur des Verts, Bartsch a développé la doctrine de « l’écosophie ». Un mélange d’anthroposophie, d’écologie réactionnaire et de mysticisme germanique, l’écosophie est encore un autre véhicule pour la promotion de la politique d’extrême-droite sur la scène ésotérique.

Le rapport permanent entre la vision du monde de Steiner et la politique néo-fasciste ne se limite pas à quelques personnages marginaux. Tout au long des deux dernières décennies, des anthroposophes bien connus se sont couramment exprimés dans la presse d’extrême-droite en Allemagne, tandis que les publications anthroposophiques ouvrent assez souvent leurs pages à des extrémistes de droite. Un chercheur anti-fasciste rapporte que « des figures de proue de l’extrême-droite et du parti néo-fasciste sont des partisans idéologiques de l’agriculture biodynamique. »  Les anthroposophes eux-mêmes admettent occasionnellement, que dans leurs propres organisations, un « consensus conservateur de droite » demeure irréfutable.  En Italie, pendant ce temps, l’anthroposophe de premier-plan de l’après guerre, Massimo Scaligero, a aussi été une figure de proue dans les milieux néo-fascistes, comme son disciple et collègue, l’anthroposophe Enzo Erra.  L’œuvre de Steiner a de nombreux admirateurs italiens d’extrême-droite.

Beaucoup d’anthroposophes contemporains soutiennent néanmoins que des personnages comme Haverbeck sont marginaux dans leur mouvement. Cet argument néglige le fait que plusieurs livres d’Haverbeck ont été publiés  par le plus grand éditeur anthroposophique en Allemagne, et ignore les nombreux points communs entre les positions de Haverbeck et celles de Steiner et de l’anthroposophie classique. Plus important encore, les anthroposophes courants continuent de répéter les erreurs du passé, comme si la tyrannie et le génocide nazi n’avaient jamais eu lieu. Günther Wachsmuth, par exemple — un anthroposophe ordinaire tel qu’on peut en trouver — a publié, dans les années 1950, un livre prétendument scientifique intitulé « Le développement de l’humanité », qui reprenait les absurdités racistes de l’anthroposophie d’avant-guerre.  Même des œuvres anthroposophiques d’après guerre plus agressivement racistes ne sont pas difficiles à trouver.  En 1991, au milieu d’un intense débat au sein de l’Allemagne à propos de lois restreignant l’immigration, un journal anthroposophique a publié un article intitulé « Deutschendämmerung » (Le Crépuscule des Allemands) qui a proposé une version « écologique » de la propagande néo-malthusienne et une hystérie anti-immigrants.

L’anthroposophie courante a également toujours un problème juif. Cela n’a peut-être rien de surprenant dans un mouvement dont le fondateur reportait la responsabilité de la persécution historique des Juifs sur leur leur propre « destinée intérieure » et proclamait que « les Juifs ont énormément contribué à leur propre statut de séparation.  En 1992, un professeur suisse d’une école Waldorf a publié un livre qui affirmait qu’il n’y avait pas eu de chambres à gaz à Auschwitz ; un anthroposophe russe de premier plan lui a emboîté le pas en 1996 avec un autre livre sur l’holocauste ; en 1995 un périodique anthroposophique éminent a publié un article sur « L’hostilité judéo-chrétienne » qui recycle de vieux mythes juifs comme assassins du Christ ; en 1998, un autre anthroposophe de Hambourg a écrit à une autre revue steinérienne affirmant que de 1933 à 1942 tout Juif pouvait quitter la dictature nazie avec tous ses biens, et même être libéré d’un camp de concentration, du moment qu’il se rendait en Palestine.  En 1991 et à nouveau en 1997 des anthroposophes suisses et allemands ont republiés le livre de 1931 « Das Rätsel des Judentums » (Le Mystère de la communauté juive) de Ludwig Thieben, l’un des principaux anthroposophes autrichiens de l’époque de Steiner. Les organisations juives et les groupes de droits civiques ont dénoncé ce tract répugnant, qui dénonce « l’importante influence négative du fond juif », qui allègue que les Juifs ont une « prédisposition anti-chrétienne dans leur sang », et tient les Juifs pour responsable du « déclin de l’Ouest ».  L’éditeur anthroposophique a menacé les organisations qui protestaient d’une action en justice.

L’apparition répétée d’incidents tels que ceux-ci devrait être une préoccupation considérable pour les humanistes et les personnes qui envisagent un monde libéré de l’ignorance raciste. Même quand il est approché avec scepticisme, le modèle cohérent anthroposophique de positions politiques régressives soulève des questions gênantes en ce qui concerne la participation à des projets anthroposophiques et la collaboration des anthroposophes à des initiatives sociales. Ces anthroposophes qui sont activement impliqués dans les mouvements contemporains de changement environnemental et social personnifient souvent les aspects les plus réactionnaires de ces mouvements ; ils tiennent la technologie, la science, les Lumières et la pensée abstraite, pour responsables de la destruction de l’environnement et de la dislocation sociale ; ils s’insurgent contre le capital financier et la perte des valeurs traditionnelles, dénoncent l’athéisme et la laïcité, et appellent à une conscience spirituelle renouvelée et à la croissance personnelle comme solution à la catastrophe écologique et à l’aliénation capitaliste. La théorie du complot est chez eux monnaie courante, l’explication ésotérique leur réponse préférée, l’obscurantisme leur fonctionnement principal.

Avec un visage public qui est apparemment de gauche, l’anthroposophie agit souvent comme un attrait pour la droite. Fidèle à un racisme impénitent et à une philosophie élitiste, construite sur base d’une politique anti-démocratique et d’une économie pro-capitaliste, véhiculant des panacées mystiques plutôt que des alternatives sociales, l’idéologie de Steiner ne propose qu’une mauvaise orientation dans un monde déjà désorienté. L’héritage persistant de l’anthroposophie en collusion avec l’écofascisme le rend parfaitement inadmissible pour ceux qui travaillent pour une société humaine et écologique.

Traduction : Jean-François Theys, octobre 2015

Au sujet de l’auteur : Peter Staudenmaier
Peter Staudenmaier est un écologiste social et un historien qui œuvre au sein de l’Institut pour l’écologie sociale (Institute for Social Ecology) depuis1989. Il a été un participant actif dans le mouvement anarchiste, le mouvement vert, et le mouvement coopératif aux États-Unis et en Allemagne depuis plus de deux décennies. Il vit dans le Wisconsin et enseigne à l’Université de Marquette.

Institut pour l’écologie sociale (Institute for Social Ecology)

http://social-ecology.org/wp/2009/01/anthroposophy-and-ecofascism-2/

info@social-ecology.org

A propos gperra

Professeur de Philosophie
Cet article, publié dans La Biodynamie, Travaux universitaires de Peter Staudenmeier, est tagué , , , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

2 commentaires pour Anthroposophie et écofascisme, par Peter Staudenmaier

  1. Anonyme dit :

    Bonjour,
    Je suis en train de relire les évangiles, et j’ai trouvé deux passages qui vont bien dans ce contexte .

    Matthieu 7, phrases 15 à 19
    Gardez-vous des faux prophètes, qui viennent à vous vêtus en brebis, mais qui au dedans sont des loups rapaces. C’est à leurs fruits que vous les reconnaîtrez. Cueille-t-on des raisins sur un buisson d’épines, ou des figues sur des chardons ? Ainsi tout bon arbre produit de bons fruits, mais l’arbre malade produit de mauvais fruits. Un bon arbre ne peut pas porter de mauvais fruits, ni un arbre malade porter de bons fruits.

    Et encore Matthieu 11, phrases 2 à 5
    Or Jean, dans sa prison, avait entendu parler des oeuvres du Christ. Il lui envoya demander par ses disciples : Est-tu Celui qui doit venir ou devons-nous attendre un autre ? Jésus leur répondit : Allez rapporter à Jean ce que vous entendez et voyez : les aveugles retrouvent la vue et les boiteux marchent droit, les lépreux sont purifiés et les sourds entendent, les morts ressuscitent et la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres;

    Je pense qu’il n’est pas nécessaire de faire de commentaire ni d’explication de texte.

    Bonne journée,

  2. Ping : Les secrets de l'anthroposophie

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s