La tête de Janus de l’Anthroposophie, par Peter Staudenmaier (co-écrit avec Peter Zegers)
Réponse à Peter Normann Waage, “Nouveaux mythes à propos de Rudolf Steiner”
“Le Steiner que Je connais” écrit Peter Normann Waage, était le plus chic type que j’ai jamais rencontré. Il est impossible qu’il ait dit toutes ces horreurs que Staudenmaier et Zegers prétendent qu’il ait dites ! Cela ne lui ressemble tout simplement pas ! Mais enfin, regardez toutes les autres belles choses qu’il a dites ! Regardez le merveilleux travail qu’accomplissent ses disciples ! Regardez tous les bons amis qu’il avait !
Aussi frivole que soient les arguments de Waage, ils pointent un sérieux problème : la tête de Janus de l’anthroposophie. En effet, les écrits de Steiner sont un mélange incohérent d’idées contradictoires, ce qui permet à ses épigones de choisir parmi celles-ci les éléments susceptibles de renforcer l’image de l’homme progressiste et éclairé qu’ils souhaitent en donner. La tête de Janus de l’anthroposophie permet également de réfuter toute critique – peu importe qu’elle soit copieusement étayée – par la simple méthode du contre-exposé : quand vous leur montrez toutes les œuvres où Steiner expose sa théorie ésotérique de la suprématie aryenne, ils les ignorent tout simplement puis, à la place, il citent d’autres passages où ce dernier prêche la fraternité et la tolérance. Bien que cela nécessite une certaine dose d’entêtement naïf, il est en effet possible de construire l’image d’un Steiner universaliste et “humaniste” à partir de fragments de ses œuvres pré-anthroposophiques, comme sa Philosophie de la Liberté, tout en ignorant toutes les œuvres d’occultiste raciste de sa maturité, comme La Chronique de l’Akasha, le livre que Steiner a lui-même désigné comme étant la “base de la cosmologie anthroposophique”.
Cette méthode du contre-exposé a pour effet regrettable de ramener une argumentation rationnelle à un simple échange de citations isolées, allant dans deux sens opposés et contradictoires. Basée sur une combinaison de vœux pieux et de démentis, elle conduit à une forme primitive d’argumentation par affirmation : l’anthroposophie réelle est telle que Waage dit qu’elle est. Myopement fixé sur l’un des visages de la tête de Janus, celui-ci prétend avec insistance que les douzaines d’œuvres de Steiner que nous avons citées, ainsi que les nombreuses autres que nous avons mentionnées, sont en quelque sorte “atypiques et excentriques”. Bien que nous n’ayons fait que citer les mots des anthroposophes eux-mêmes, nous sommes accusé d’avoir chercher à ternir le mouvement anthroposophique tout entier.
Nous admettons volontiers que nous sommes incapables d’expliquer l’incohérence de Steiner, tandis que nous devons faire face à une défense de l’anthroposophie qui prétend démontrer comment les différentes faces de la tête de Janus sont reliées entre elles. Notre tâche a consisté à analyser et à comprendre la face effrayante de la tête de Janus de l’anthroposophie. Cette face que les admirateurs de Steiner voudraient désespérément garder cachée. Notre sujet d’investigation n’est donc évidemment pas “Le Steiner que Waage connaît”, mais plutôt le Steiner qu’il devrait apprendre à connaître, s’il veut être pris au sérieux dans les discussions publiques au sujet l’anthroposophie.
Ce qui est en cause, ce n’est pas le Steiner que Waage connaît, ou encore les versions romancées qui circulent un peu partout aujourd’hui au sujet de l’homme et de ses idées. Ce qui est en cause, c’est l’histoire réelle de l’anthroposophie, telle qu’elle a existée. Sans vouloir ajouter inutilement de rancœur à cette controverse, il est important de souligner que la compétence de Waage en la matière est limitée, non pas à cause de sa profession de journaliste ni de ses préférences personnelles en tant qu’anthroposophe, mais simplement parce qu’il n’a pas pris le temps d’examiner les sources disponibles. Sans se soucier de cette différence entre lui et nous, Waage renverse la réalité et affirme qu’en tant que non-anthroposophes, nous ne connaissons pas l’anthroposophie “réelle”, basée sur le Steiner qu’il connaît. Ce qu’il semble vouloir dire, c’est que nous ne sommes pas suffisamment familiarisés avec elle, pas suffisamment respectueux envers une construction idéalisée de l’anthroposophie telle qu’il la conçoit. Que cela puisse être vrai est évidemment sans rapport avec la question. Nos arguments ne concernent pas sa conception personnelle de ce que devrait être l’anthroposophie. Ils concernent ce que l’anthroposophie a effectivement été, comment on doit effectivement la percevoir dans le monde, en dehors d’ornières qui en limitent la vision. Or Waage semble très récalcitrant à sortir de ces ornières et à examiner l’anthroposophie en tant que phénomène historique, à la traiter comme un objet d’étude comme les autres. L’attitude de Waage est celle d’un croyant se protégeant d’une enquête externe sur le système de croyances auquel il adhère.
Ainsi Waage, confortablement installé dans ses propres certitudes anthroposophiques et peu accoutumé à des points de vues non anthroposophiques sur l’anthroposophie, répète inlassablement le même vieux refrain. Il insiste sur le fait que nous répandons des “mythes” au sujet de Steiner. Mais quand on veut distinguer les mythes des faits, il faut au minimum une connaissance de base des œuvres publiées (dans le cas présent les écrits et les paroles de Rudolf Steiner), une connaissance de leur contexte historique (la sous-culture occulte et le Lebensreform, ou mouvement alternatif des modes de vie), et une compréhension de leurs affiliations politiques (nationalismes autrichien et allemand). Waage ne répond à aucune de ces exigences. Il ignore l’existence de nombreuses œuvres écrites de Steiner, comme ses déclarations le prouvent. Il semble ainsi mal connaître l’histoire de la renaissance de l’occultisme, ou le rapprochement gauche-droite qui a caractérisé les milieux “alternatifs” au tournant du siècle en Europe centrale. Et il est totalement ignorant de l’histoire du nationalisme allemand : Waage croit que le mouvement pangermaniste était engagé dans la “construction de la nation” et qu’il préconisait “une concentration de toutes les personnes de langue allemande dans un seul État.” Mais Waage n’est pas du genre à se laisser décourager par sa propre ignorance des faits historiques : il est tout simplement convaincu, comme s’il s’agissait d’un article de foi, que Steiner a rejeté le nationalisme.
Ce vœu pieux conduit Waage à aggraver les erreurs déjà embarrassantes de sa première réponse. Il a d’abord déclaré que le passage de l’autobiographie de Steiner rappelant son engagement pangermaniste n’existait pas. A présent qu’il a enfin réussi à trouver le passage en question, il se plaint que nous l’ayons mal traduit. Cette plainte est puérile. Notre traduction est, bien évidemment, tout à fait correcte, ce que toute personne ayant accès à un dictionnaire Allemand-Norvégien peut facilement vérifier. Et si Waage est encore déconcerté à ce propos, il pourrait se donner la peine de consulter d’autres passages où Steiner se souvient de son activisme pangermaniste de ses débuts. Par exemple, ce passage écrit en 1900 :
“Avec plus d’enthousiasme encore nous nous engageons à faire croître le mouvement pangermaniste.”
Ou il pourrait consulter des biographies anthroposophiques favorables à Steiner, qui mentionnent elles-aussi qu’il devint éditeur de l’un des journaux les plus militants du pangermanisme viennois, le Deutsche Wochenschrift, en 1888.
Ou encore, il pourrait tout simplement consulter les quelques dizaines d’articles de Steiner publiés dans la presse pangermaniste des années 1880, qui sont rassemblés dans les volumes 29, 30, 31, 32 de son œuvre complète (Gesamtausgabe, GA en abrégé) (Waage cite à plusieurs reprises les deux derniers volumes, évidemment sans avoir pris la peine de les lire). Quiconque se familiarise avec ces articles ne peut raisonnablement douter du dévouement inconditionnel de Steiner à ce qu’il appelait “la cause pangermaniste en Autriche”. (GA 31, p.111.) Même si l’ensemble de ces sources était, pour quelque raison mystérieuse, indisponibles pour Waage, il pourrait simplement consulter les sources qu’il cite lui-même, par exemple la biographie de Steiner par l’anthroposophe Christoph Lindenberg, qui traite de l’activisme pangermanique de Steiner de long en large, fournissant de nombreux détails et des citations indiquant que “Steiner se comptait lui-même comme membre du mouvement pangermanique en Autriche ».
Ignorant ces faits fondamentaux à propos de l’arrière-plan politique de Steiner, Waage demande : « Est-ce un crime de s’être intéressé à “l’existence nationale” d’un peuple ? » — se référant aux Austro-allemands. Nous suggerons qu’il jette un œil dans un livre d’histoire, ce qui lui permettrait de savoir si la communauté allemande d’Autriche était effectivement confrontée à une “lutte pour l’existence nationale” à la fin du XIXe siècle. Robert Kann, par exemple, observe que le nationalisme allemand en Autriche demandait “la préservation et l’amélioration d’une position privilégiée”.(Kann, The Habsburg Empire, New York 1973, p. 19) . John Mason écrit que les Austro-allemands étaient “le premier groupe national de l’Empire et qu’il exerçait une influence disproportionnée par rapport à leur nombre ». Cet auteur mentionne le fait que l’Etat des Habsbourg “avait un caractère entièrement allemand, que la langue officielle de l’Empire était l’allemand, et que les fonctionnaires étaient majoritairement allemands”. Et il conclut : « Non seulement la vie culturelle de Vienne était presqu’exclusivement allemande, mais la classe capitaliste, la hiérarchie catholique, et la presse était aussi l’apanage des Austro-allemands ». (Mason, The Dissolution of the Austro-Hungarian Empire 1867-1918, London 1997, pp. 10-11)
Le jeune Steiner et ses compagnons pangermanistes n’étaient donc nullement engagés dans la “construction d’une nation”, comme Waage l’imagine. Ils étaient impliqués dans une défense agressive et xénophobe de privilèges et de la pureté ethnique. Bien qu’il y ait eu d’importantes impulsions démocratiques dans ce su’on appelle le Grand nationalisme allemand, au environ de 1848 et dans les années 1880 en Autriche, celles-ci avaient cédé la place à un simple intérêt national et à une hostilité envers d’autres groupes ethniques, en particulier les peuples slaves de l’Empire. Le nationalisme bourgeois que Steiner adopta est issue d’un profond sentiment de supériorité culturelle et de droit : les Allemands en Autriche se consideraient bien souvent comme les porteurs de la civilisation à leurs voisins et concitoyens prétendument rétrogrades. Ce sentiment de supériorité formait le socle de cette puissante idée de la “mission allemande”. Et c’est précisément ce qui a attiré Steiner avec tant d’enthousiasme dans les cercles nationalistes pangermanistes.
Waage est également terriblement mal informé sur l’histoire de l’antisémitisme allemand et sur les diverses réponses qui lui furent apportées. Il pense ainsi que l’ami de Steiner, Jacobowski, était le “leader” de la Verein zur Abwehr des Antisemitismus. En fait, Jacobowski était simplement un employé de la Verein. Son travail était “probablement administratif et journalistique, réalisé avant tout pour subvenir à ses besoins.” Il est bien connu que son engagement personnel ne concernait pas les Juifs, mais le nationalisme allemand. C’est précisément cela qui suscita l’admiration de Steiner. En effet, selon ses propres mots, Jacobowski avait “depuis longtemps dépassé la judéité”.
Waage estime également que le point de vue pro-assimilationniste de Steiner était incompatible avec un antisémitisme déclaré. Il ferait bien de se familiariser avec des personnages comme Stöcker, Treitschke, et Vacher de Lapouge, qui étaient à la fois partisans de l’assimilation des Juifs et antisémites véhéments. Ignorant ce contexte capital, Waage méconnaît complètement la position de Steiner au sujet de la “question juive”. En effet, il nie catégoriquement que Steiner souhaitait voir le peuple juif disparaître, ignorant tout simplement ses déclarations sans équivoque et très explicites à ce sujet, déclarations pourtant répétées à de nombreuses reprises tout au long de sa carrière. Steiner a en effet affirmé avec insistance que “la seule bonne chose pour les Juifs serait de se fondre et de disparaître dans les autres peuples ». Sa position était parfaitement claire : “la meilleure chose que les Juifs puissent faire serait de disparaître dans le reste de l’humanité, de se fondre dans le reste de l’humanité, de sorte que la communauté juive en tant que peuple cesserait tout simplement d’exister”.
Avant de se tourner vers la Théosophie, Steiner demandait que les Juifs allemands et autrichiens répudient complètement leur identité juive en faveur d’un pur “esprit allemand” et d’une pure “culture allemande”, qu’il considérait supérieure à toutes les autres. Dans sa phase de maturité anthroposophique, il considérait que les Juifs modernes étaient un vestige obsolète d’une race spirituellement supplantée, à savoir les descendants de ces malheureux habitants de l’Atlantide qui n’avaient pas évolué en “Aryens”. Il a constamment cité les Juifs comme un parfait exemple de peuple anachroniquement attaché à une particularité ethnique, une pierre d’achoppement sur le chemin du progrès spirituel de l’humanité vers “l’humain universel”.
Dans ses deux réponses, Waage évite constament de mentionner la théorie de Steiner à propos des races-racines. Il s’agit d’une omission frappante, et c’est à se demander si Waage défend l’anthroposophie ou l’individualisme pré-anthroposophique de Steiner. La doctrine raciale ésotérique de Steiner est pourtant un élément essentiel des fondements conceptuels sur lesquels tout l’édifice de l’anthroposophie est construit, élément auxquels les anthroposophes d’aujourd’hui ont jusqu’ici refusé de se confronter honnêtement. Ainsi, Waage semble avoir manqué un fait central : après son tournant théosophique, Steiner a renié sa position individualiste antérieure au profit d’un système global de classification racial-ethnique-national, système au sein duquel les capacités spirituelles et culturelles de chacun sont déterminées et/ou directement corrélées à sa “race-racine”, son “peuple” et son “âme nationale”.
Dans son œuvre fondamentale de 1909, Wie erlangt man Erkenntnisse der höheren Welten ?, (L’Initiation) Steiner écrit ainsi :
“L’individu humain appartient à une famille, une nation, une race. Ses actions dans ce monde dépendent de son appartenance à un tel ensemble. […] En effet, dans un certain sens, les individus ne sont que les organes exécutifs de ces âmes de la famille, des esprits de la race, et ainsi de suite. […] Chaque individu reçoit des tâches, dans le vrai sens de ce mot, qui lui sont attribuées par l’âme de la famille, par l’âme nationale, ou par l’âme de la race.” (Steiner, GA 10, Dornach, 1961, pp. 199-200)
Vers la fin de sa vie, Steiner a de nouveau souligné cette facette cruciale de la pensée anthroposophique :
“On ne peut comprendre l’histoire ainsi que l’ensemble de la vie sociale, y compris la vie sociale actuelle, que si l’on prête attention aux caractéristiques raciales des gens. Et l’on ne peut comprendre tout ce qui est spirituel dans un sens correct que si l’on examine comment cet élément spirituel opère au sein du peuple, précisément à travers la couleur de la peau.”
Waage pourrait donc au moins envisager de jeter un coup d’œil sur les textes anthroposophiques existants traitant de la théorie des races. Il sera surpris de ce qu’il pourrait y trouver.
Mais revenons au thème qui a initialement déclenché ce débat : l’attitude ambivalente de l’anthroposophie envers le fascisme allemand. Dans le dernier volet de cet échange, Waage admet qu’il n’avait tout simplement pas réalisé ce qu’était le sujet du débat. Il écrit : “Staudenmaier/Zegers me demandent de commenter le lien entre l’anthroposophie et “l’aile verte” du fascisme allemand. C’est un des nombreux sujets que j’ai laissé de côté ». Laissé de côté ? Le lien entre l’anthroposophie et “l’aile verte” du fascisme allemand était pourtant le thème central de notre article intitulé “Anthroposophie et écofascisme”, auquel Waage en principe répondait. A-t-il véritablement été à ce point à côté de la plaque tout du long ? Et si la reponse est oui, qu’est-ce que cela nous apprend au sujet de sa défense bornée du passé fasciste de l’anthroposophie ? Plus inquiétant encore, qu’est ce cela nous apprend concernant sa conception de l’avenir de l’anthroposophie ?
Au lieu de traiter, même de manière superficielle, le sujet dont il était question, Waage préfère faire référence aux “nombreux anthroposophes qui ont résisté au nazisme”. Cependant, dans aucune de ses deux réponses, il n’a été en mesure de nommer un seul exemple d’anthroposophe ayant rejoint la résistance contre Hitler. En effet, la littérature historique concernant la relation de l’anthroposophie avec le national-socialisme ne contient pas de tels exemples. L’historien de l’anthroposophie, juge et partie, Uwe Werner, qui déploie pourtant de grands efforts pour excuser la collaboration des anthroposophes avec le régime nazi, a été incapable de citer un seul cas d’anthroposophe ayant rejoint la résistance. Jens Heisterkamp, un autre anthroposophe allemand éminent, écrit que “le mouvement anthroposophique n’a pas produit le moindre membre de la résistance.” Découragé par sa connaissance limitée du contexte historique, Waage refuse de considérer Rudolf Hess comme le principal allié de l’anthroposophie au sein du Troisième Reich. Ce point ne fait pourtant l’objet d’aucune contestation sérieuse, même parmi les commentateurs anthroposophes. Le livre de Werner lui-même, niant énergiquement que Hess ait eu un intérêt personnel envers l’anthroposophie, montre tout à fait clairement que le dignitaire du Reich était le principal protecteur et patron des activités anthroposophiques.
Dans un ultime effort pour montrer que les idées politiques de Steiner étaient “directement opposées” à celles de Hitler, Waage souligne l’engagement de Steiner en Haute-Silésie. Il ne pouvait pas choisir pire exemple pour défendre sa cause. Car loin de révéler le côté universaliste de Steiner, l’intervention anthroposophique de celui-ci en Haute-Silésie le place ouvertement, ainsi que ses disciples, dans le camp du nationalisme allemand. En effet, Steiner préconisait une autonomie temporaire pour cette province ethniquement mixte. Les anthroposophes actuels aiment interpréter cela comme une position anti-nationaliste. Mais la réalité historique et les propres déclarations de Steiner sur le sujet montrent que c’était exactement le contraire. Les historiens du conflit de Haute-Silésie ont reconnu depuis longtemps que les appels à l’“autonomie” n’était qu’un écran de fumée pour faciliter l’agitation nationaliste. Hans-Ake Persson écrit ainsi : “Une idée répandue parmi les ressortissants allemands et polonais consistait à penser que la Haute-Silésie devait rester intacte, car cette région très prospère était considérée comme une unité économique. Les deux groupes ethniques étaient ainsi prêts à accorder l’autonomie à la région. Sur ce point les différents groupes nationaux étaient d’accord. Mais ils sont devenus inflexibles quand il a fallu décider de quel État la Haute-Silésie devait faire partie. La région historique devait certes être préservée, mais la décision cruciale était de savoir si la Silésie devrait dépendre de Berlin ou de Varsovie.” (Persson dans Sven Tägil, Regions in Central Europe : The Legacy of History, London 1999, p. 223). Elizabeth Wiskemann écrit ainsi : “Beaucoup d’Allemands espéraient sauver la Haute-Silésie de la Pologne en lui accordant une autonomie au sein de l’Allemagne.” Cependant, poursuit-elle, “les Alliés rejetèrent rapidement cette idée d’autonomie Il faudrait cependant créer une dépendance allemande, considéraient-ils.” (Wiskemann, Germany’s Eastern Neighbours, London 1956, p. 27)
Dans le cas de Steiner, son plaidoyer en faveur de l’autonomie visait à empêcher la Société des Nations de partager la province entre la Pologne et l’Allemagne, ce qui aurait signifié une perte de territoires allemands. Ses réquisitoires publics, qui en appelaient pathétiquement aux “véritables convictions allemandes” en Haute-Silésie (voir la brochure Aufruf zur Rettung Oberschlesiens, reproduit dans le GA 338, pp. 264-5), et ses réunions privées avec des anthroposophes de Silésie ont souligné que la notion même d’un État polonais était “impossible” et “une illusion”. Rejetant le plébiscite parrainé à l’échelle internationale comme un affront à “l’essence allemande”, Steiner faisait valoir que la situation exigeait une solution spirituelle, et non pas une solution politique. Et la solution spirituelle appropriée, naturellement, nécessitait des “chefs spirituels” (geistiger Führer), qui ne pouvaient venir que d’Allemagne ou d’Autriche. Il est donc peu surprenant que les anthroposophes impliqués dans l’agitation en Haute-Silésie considéraient que les Allemands avaient un droit naturel sur la province en question et qu’ils déploraient une éventuelle absorption du territoire par la Pologne. Selon les propres mots de l’anthroposophe Karl Heyer, se référant au plébiscite de 1921 sur l’avenir de la Haute-Silésie, “pour un Allemand, il ne pouvait y avoir d’autres positions que de voter en faveur de l’Allemagne”. Cette position a été soulignée à maintes reprises par les anthroposophes et les défenseurs de la “triarticulation sociale” de l’époque.
Waage ne semble absolument pas au courant de ce fait crucial. Une fois que le plébiscite lui-même n’a plus pu être évité, Steiner et ses partisans ont adopté une position très emphatique et ont directemet appelé au vote en faveur de l’Allemagne lors du référendum. Dans les jours précédants le plébiscite de la Société des Nations, les rédacteurs du journal pour la triarticulation sociale ont déclaré sans ambiguïté : “Maintenant que le vote se déroule, l’Association pour la triarticulation sociale estime qu’il est inutile de dire que, pour tout Allemand, il ne peut y avoir aucune autre position que de voter pour l’Allemagne.” Deux semaines plus tard, les rédacteurs de l’article ont expliqué que leur position avait toujours été de voter pour l’Allemagne : “Dans le cadre du plébiscite, l’Association pour la triarticulation sociale a fermement appuyé le choix du vote pour l’Allemagne lorsque cela était possible. La direction de l’Association a répondu catégoriquement, chaque fois qu’on lui demandait, que pour toutes personnes autorisées à voter lors du référendum, c’était un devoir que de voter pour l’Allemagne.” Aux yeux de Steiner et de ses disciples, l’approche anthroposophique de la triarticulation sociale était en efffet la plus appropriée pour le maintien de l’hégémonie allemande dans la région. Karl Heyer, par exemple, écrivait au sujet du référendum : “La solution de la triarticulation au problème de la Haute-Silésie est mieux adaptée que tout autre pour protéger les véritables intérêts de l’Allemagne sur le plan économique, ainsi que sur le plan national et sur le plan de la politique de l’État.” Un communiqué officiel de l’Association pour la Triarticulation sociale affirme que la triarticulation sociale est le seul moyen existant “susceptible de permettre à l’Allemagne d’éviter d’être étranglée par l’Ouest et de lui redonner son prestige historique ». Des déclarations similaires abondent dans la littérature anthroposophique de cette période. Le 12 mars 1921, l’Association pour la triarticulation sociale a même publié une annonce dans le Frankfurter Zeitung, sans doute le journal le plus important d’Allemagne à l’époque, intitulée : “La Triarticulation sociale et la Haute-Silésie”, déclarant très explicitement que leur position était de voter pour l’Allemagne lors du plébiscite.
Waage semble croire que Steiner lui-même était opposé à cette défense catégorique du droit allemand en Haute-Silésie. Il se trompe. L’attitude de Steiner au sujet de la Haute-Silésie a confirmé sa conviction de toujours, à savoir que la supériorité spirituelle allemande habilitait les Allemands à exercer une hégémonie territoriale en Europe orientale. Les éditeurs anthroposophiques des œuvres complètes de Steiner font ressortir clairement cette position, fournissant suffisamment de preuves que la position du mouvement pour la triarticulation, durant la campagne de Haute-Silésie, consistait en effet à appeler au vote pour l’Allemagne. Les disciples de Steiner eux-mêmes disaient la même chose, confirmant sans équivoque cette position personnelle de Steiner à l’époque. Maintes déclarations de Steiner lui-même sur la question confirment amplement ce fait. Ainsi la conférence publique de Steiner donnée le 25 mai 1921 à Stuttgart, à propos de l’anthroposophie et de la triarticulation sociale, où il s’est de nouveau exprimé contre les détracteurs de l’anthroposophie. Steiner y déclare :
“Quand des propos comme ceux-ci sont répandus, il n’est pas surprenant de trouver des gens affirmant que l’anthroposophie aurait revelé son caractère non-allemand et non-national sur la question de la Haute-Silésie. À tous ceux qui nous ont demandé des conseils, il a été pourtant été répondu que celui qui se trouve dans nos rangs devait voter pour l’Allemagne si le plébiscite avait lieu. Nous n’avons jamais rien dit d’autre. Nous avons aussi dit que l’important n’était pas ce plébiscite, mais plutôt de faire en sorte que la Haute-Silésie demeure un territoire intérieurement uni à l’essence spirituelle allemande.”
Ces faits sont accessibles à toute personne prête à prendre le temps de se plonger dans les œuvres de Steiner et à les replacer dans leur contexte historique. Pour le meilleur ou pour le pire, cette tâche a été en grande partie dévolue aux non-anthroposophes, comme nous. Et plus nous explorons les enseignements de Steiner, plus nous découvrons leur caractère insidieux. Ainsi, dans le cadre de la recherche concernant les conceptions paranoïaques de Steiner au sujet du déclenchement de la Première Guerre mondiale, qu’il expliquait par “une conspiration contre la vie spirituelle allemande ”, nous sommes tombés sur une conférence étonnante intitulée “La mission de l’humanité blanche”, dans laquelle l’auteur prédit l’avènement d’ “une violente bataille des populations blanches contre les populations de couleur”. Dans cette conférence de 1915, donnée devant un public d’anthroposophes à Stuttgart, Steiner explique que les caractéristiques spirituelles sont liées à la couleur de la peau et que la peau non-blanche est un signe de défauts spirituels qui seront éliminés lors de la future guerre raciale.
Dans cette conférence, Steiner oppose “l’essence européano-américaine » et « l’essence asiatique”, posant la question suivante :
“Comment ne pas remarquer les différences profondes, du point de vue de la culture spirituelle, entre les peuples européens et asiatiques ? Comment ne pas remarquer que cette différenciation est liée à la couleur de la peau ? (p.35) »
Il poursuit en observant que “les peuples d’Asie” dépendent d’ “impulsions culturelles d’époques passées”, tandis que les “peuples européano-américains ont progressé au-delà de ces impulsions culturelles ». Il déclare ensuite que c’est un signe d’“une vie de l’âme malade” lorsque les Européens participent à ces impulsions asiatiques “inférieures” (p.36). Steiner poursuit son propos en disant que le rôle particulier des “peuples germaniques” est d’associer le spirituel et le physique en “faisant descendre les impulsions spirituelles” sur le plan physique et dans le corps humain. Cette descente, cette imprégnation complète de la chair par l’esprit est, selon lui, le trait caractéristique de la mission de l’humanité blanche :
« Les gens ont la peau blanche parce l’esprit travaille dans la peau quand il veut descendre sur le plan physique. Faire en sorte que le corps physique extérieur devienne un réceptacle pour l’esprit, telle est la tâche de notre cinquième époque culturelle.”(p.37)
Mais quand cette tâche est imparfaitement remplie, elle conduit à une défectuosité spirituelle qui s’exprime par une peau non-blanche. Steiner explique ainsi :
“Quand l’esprit reste en arrière, quand il prend un caractère démoniaque et ne pénètre pas entièrement dans la chair, alors la couleur de la peau n’apparaît pas blanche, parce que les pouvoirs ataviques sont présents, ce qui fait que l’esprit ne peut parvenir à une harmonie complète avec la chair.”(p.38)
Afin d’empêcher la victoire de ces puissances démoniaques et ataviques que les gens de couleur incarnent, il devra y avoir une confrontation cosmique entre les blancs et les non-blancs :
“Mais ces choses ne pourront jamais prendre place dans le monde sans une lutte des plus violentes. L’humanité blanche est sur la voie d’absorber l’esprit de plus en plus profondément dans sa propre essence corporelle. L’humanité jaune est en train de faire perdurer l’époque où l’esprit était maintenu à l’écart du corps, où l’esprit était seulement recherché à l’extérieur de l’organisation corporelle. C’est pourquoi, dans de nombreuses régions, il devra se produire de violentes batailles entre l’humanité blanche et l’humanité de couleur. Les préparatifs de ces batailles entre l’humanité blanche et l’humanité de couleur occupera l’histoire du monde jusqu’à ce qu’elles aient effectivement lieu. Car les événements du futur sont souvent reflétés par avance dans des événements antérieurs. Vous voyez, nous sommes devant quelque chose de colossal que — grâce à la science spirituelle — nous serons à même de reconnaître comme un événement nécessaire. »(p.38)
Waage ne semble pas disposé à prendre en compte des passages comme celui-ci, lesquels montrent que le racisme inhérent à l’anthroposophie n’est ni marginal ni tardif, mais qu’il est intimement lié aux prétentions de la “science spirituelle”. Bienheureux dans son ignorance, Waage continue de prétendre que la preuve du racisme de Steiner est “plus mince que l’air”. Au lieu de se colleter avec ces éléments manifestement racistes de la doctrine de Steiner, Waage tente d’incriminer les non-anthroposophes. Ses plaintes au sujet des prétendues erreurs qui seraient contenues dans l’article Anthroposophie et écofascisme ne font que traduire une préoccupation véritable, celle qui a tourmenté un certain nombre d’anthroposophes, indignés par notre recherche. Waage écrit à notre sujet : “Si je les ai mal compris, ils doivent en accepter la responsabilité”. Nous sommes heureux d’accepter cette responsabilité. Anthroposophie et écofascisme n’a pas été écrit pour des lecteurs comme Waage. Il n’a pas été écrit non plus pour les anthroposophes. Il n’a pas été écrit pour des lecteurs ayant un intérêt limité pour le contexte historique, ou qui sont sous l’influence de leurs préjugés. Il n’a pas été écrit pour ceux qui se sentent obligés de défendre les collaborateurs des nazis, ou qui ont consacré leurs efforts à blanchir le racisme et à disculper l’antisémitisme. L’article a été bien plutôt écrit pour des lecteurs qui comprennent ce qu’est le racisme et comment il fonctionne, qui souhaitent s’informer vraiment sur l’histoire du nazisme, et qui ne sont pas d’avance découragés pas la complexité des idées politiques.
Pour des raisons qui lui appartiennent, Waage a manifestement été ébranlé par notre travail. Il affirme que nous avons rejeté Steiner comme raciste, et rien de plus. Il prétend que nous avons simplement étiqueté Steiner comme antisémite, et rien de plus. Il déclare que nous avons assimilés tous les anthroposophes à des nazis, et tous les nazis à des proto-écologistes, et peut-être même tous les écologistes à des ésotéristes. Il objecte que nous avons fait des déclarations sur des sujets que nous ne maîtrisons pas. Il dit que nous avons omis d’aborder certains sujets. Par exemple, il nous accuse d’avoir omis de commenter le rapport de la commission néerlandaise sur Steiner et le racisme. Nous avons en réalité consacré plusieurs pages à ce rapport dans notre première réponse, bien qu’elles aient été coupées dans la version publié par le journal l’Humaniste. Nous espérons que les lecteurs consulteront la version complète de cet article contenant notre point de vue sur ce rapport. Et puisque Waage semble accorder sa confiance à ce rapport de la commission néerlandaise, nous allons nous faire un plaisir de commenter ici ses conclusions.
Le rapport néerlandais affirme en effet que les anthroposophes qui ont interprété les enseignements de Steiner d’une manière raciste ont en fait mal compris Steiner. Il s’agit là d’une excuse commode qui occulte les raisons sous-jacentes au racisme existant depuis toujours au sein du mouvement anthroposophique. Dans ce rapport, mises à part les sections sur la législation concernant la discrimination contemporaine, la méthodologie de la commission est purement ésotérique, et ses citations de Steiner demandent au lecteur une mise en veilleuse de son esprit critique. La prétendue clairvoyance de Steiner et ses idées sur le karma et la réincarnation jouent un rôle énorme dans leur appréciation. Ce qui n’a rien de surprenant, puisque tous les membres de la commission appartiennent à la Société anthroposophique néerlandaise.
Plus troublante est l’insistance de la commission à proposer une théorie des races qui serait propre aux anthroposophes. Selon ce rapport néerlandais, il existerait en effet plusieures races humaines, avec différentes capacités physiques, mentales, culturelles et spirituelles. Les auteurs postulent qu’il existe “de grandes différences entre les races humaines”(p.206) et déclarent que “les gens dont le développement est inférieur à la moyenne” doivent s’incarner dans des “races inférieures”.(p.207). Ils prétendent aussi, par exemple, que la technologie a été développée par la “race caucasienne”.(p.210). En outre, la commission déclare à plusieurs reprises que les non-anthroposophes et les personnes qui ne partagent pas une conception spirituelle de la réalité (“les matérialistes”, dans leur vocabulaire), sont tout simplement incapables de juger l’œuvre de Steiner. Cette position absurde prive bien évidemment cette étude de toute crédibilité aux yeux de ceux qui ne participent pas au culte de Rudolf Steiner.
Le cadre épistémologique de la commission est étonnamment primaire, même selon les normes anthroposophiques. S’efforçant de faire passer l’inintelligibilité de Steiner en vertu, ils prétendent que lorsque Steiner se contredisait, il essayait en fait de découvrir la vérité à partir de différents points de vue. C’est un argument stupide révélant l’incapacité de la commission à procéder à un travail herméneutique digne de ce nom. Lire avec sympathie l’œuvre de Steiner est une chose, l’ignorance délibérée en est une autre. On remarquera en particulier le fameux “argument” de la commission (en réalité une simple supposition) selon lequel les commentaires anti-racistes qui parsèment l’œuvre de Steiner l’absolveraient et annuleraient donc ses nombreuses autres déclarations à caractère raciste. Pour donner du crédit à cette déclaration invraisemblable, il aurait fallu que les rapporteurs disposent d’une méthode d’interprétation, d’un certain modèle d’explication leur permettant de rendre compte des incohérences de Steiner. Mais jamais ils ne le font, laissant simplement la tête de Janus totalement intacte et évitant la face qu’ils refusent de voir.
La commission ne réussit pas davantage à examiner le contexte historique. Le rapport néerlandais évoque en effet les deux sources de référence qu’ont été pour Steiner Blavatsky et Haeckel. Le cas de ce dernier est examiné en détail. La commission admets que la théorie de l’évolution de Steiner est un amalgame de ces deux auteurs déconcertants. Mais elle ne dit jamais un mot à propos des positions politiques honteuses de Blavatsky ou d’Haeckel. La continuité entre le racisme et le nationalisme sévère de Haeckel et les considérations de Steiner sur le même thème ne sont jamais abordées. Malgré le fait que la position de Haeckel etait connue en Allemagne comme étant du darwinisme social dès l’époque de Steiner, la commission déclare que la théorie de Steiner n’est quant à elle pas une forme de darwinisme social, car Steiner ne postule pas l’existence d’un mécanisme de sélection naturelle de l’évolution. À la place, Steiner soutient que les groupes raciaux doivent mourir parce que, selon les termes de la commission, sinon “une poursuite du développement de l’âme ne serait plus possible”(p.98). Pourquoi cette version répugnante d’un racisme spiritualisé serait-elle préférable à la version “matérialiste” de Haeckel ? Voilà une question que la commission refuse de considérer. Après avoir donné son aval au schéma spirituel de Steiner du déclin et du progrès des races, le rapport néerlandais effectue diverses tentatives pathétiques pour tenter de justifier des élucubrations de Steiner bien plus scandaleuses encore au sujet des “odeurs raciales” ou du lien entre “les cheveux blonds” et l’intelligence : toute personne qui suspecte de telles stupidités abyssales d’être racistes, nous dit la commission, est tout simplement prise au piège de la pensée matérialiste.
La plus célèbre conclusion de la commission est probablement qu’il existe “seulement” quatre-vingt trois déclarations de Steiner, sur une production totale de 350 volumes, qui seraient potentiellement racistes. Il va sans dire qu’une telle approche grossièrement quantitative n’est absolument pas légitime. Mais c’est loin d’être le plus grave problème du rapport. Contrairement à ses affirmations répétées selon lesquelles ces passages constituraient des mentions marginales et insignifiantes, ceux-ci sont en réalité des passages fondamentaux des principaux ouvrages de Steiner. Ils représentent un aspect essentiel de la cosmologie anthroposophique : les catégories raciales en tant que reflets des hiérarchies spirituelles. Ce sont également des passages longs et substantiels : un bon tiers des 147 citations de Steiner que la commission examine en détail s’étalent sur plusieurs paragraphes, voire plusieurs pages.
Mais la chose la plus étonnante au sujet du rapport néerlandais est ce qu’il omet. Alors que la commission inclut évidemment jusqu’au dernier fragment soi-disant anti-raciste de Steiner qu’elle a pu déterrer, celle-ci exclue en revanche délibérément tous ses écrits sur la théorie des races-racines. Les rapporteurs de la commission justifient cette démarche invraisemblable par la l’affirmation absurde que, lorsque Steiner évoque les “races-racines”, il voulait en réalité parler d’ “époques chronologiques”, et non de groupes raciaux. Cette affirmation est immédiatement démentie par de simples considérations grammaticales, comme on peut le constater en examinant chaque phrase que Steiner a écrite à ce sujet.
Plus frappante encore est l’omission des diatribes antisémites de Steiner, ainsi que ses propos similaires à l’encontre des Français, des Anglais, des Slaves, et ainsi de suite. Bien que le rapport néerlandais passe en revue le développement du pangermanisme autrichien, se référant pour cela à un chapitre du volume 31 des œuvres complètes de Steiner, il ne fait pour ainsi dire jamais mention de la propagande pangermanique de Steiner, laquelle est cependant abondamment présente dans le même volume. En ignorant catégoriquement cette preuve textuelle énorme et sans équivoque, la commission répète le refrain ridicule que Steiner “rejetait toute forme de nationalisme”(p.93). Une hypocrisie aussi évidente ne peut être due à une simple négligence ou à une lecture sélective. Elle est la preuve indubitable d’une mauvaise foi et d’une volonté de tromperie consciente. Enfin, mais de facon toute aussi importante, le rapport néerlandais néglige, comme par hasard, de faire la moindre mention des multiples déclarations incontestablement racistes de Steiner, sur lesquelles nous sommes tombés lors de notre propre lecture de ses œuvres. Par exemple son affirmation démentielle selon laquelle “les concepts nuisent aux cerveaux des Asiatiques”, ou ses déclarations choquantes sur la peau non blanche en tant que signe d’imperfection spirituelle. Ou encore ses déclarations sur la “guerre violente de l’humanité blanche contre l’humanité de couleur”, que nous avons mentionnée ci-dessus. Dans les deux cas, le rapport mentionne, à plusieurs reprises, les mêmes volumes que ceux qui contiennent ces phrases scandaleuses. Comment ces passages ambigus ont-ils pu échapper à l’attention érudite de la commission ?
Le résultat du travail de la commission est donc un rapport à la fois incomplet et incohérent. Incomplet, car il exclut une proportion énorme d’écrits racistes de Steiner, tout en reproduisant néanmoins des dizaines d’autres passages racistes de ses œuvres. Incohérent, car il nie en dépit de tout que Steiner ait jamais produit une seule déclaration raciste. L’accululation de ces graves lacunes, aisément repérables, discrédite complètement le rapport néerlandais et ses auteurs. Si bien que l’estime de Waage pour ce document est vraiment mal placée. Pour tous ceux qui ont essayé de se réconcilier avec les enseignements de Steiner sur les races, l’enthousiasme de Waage pour le rapport néerlandais ne fait que confirmer son approche foncièrement naïve du sujet. Malgré le fait que ce rapport constitue une tentative désespérée et sans vergogne pour justifier l’injustifiable, cette étude tendancieuse (que Waage respecte tellement) a conduit à une scission au sein de la Société anthroposophique néerlandaise. En effet, la faction fondamentaliste des anthroposophes a quitté la Société Anthroposophique et est à présent en train d’essayer d’en fonder une nouvelle. On est est loin de l’auto-critique que le rapport était supposé susciter. Mais peut-être qu’un jour, sait-on jamais, le monde fermé de l’anthroposophie s’ouvrira à un examen honnête de son propre passé.
Jusqu’à ce que jour arrive, les nouveaux venus s’intéressant à l’anthroposophie devront se contenter des dérobades et des ambiguïtés de ceux qui, comme Waage, espèrent protéger l’anthroposophie orthodoxe en enfonçant leur tête dans le sable. Les écrits apologétiques de Waage incarnent parfaitement l’approche dépourvue d’esprit critique, irréfléchie et exangue de toute connaissance du contexte historique des doctrines de Steiner. Il fallait malheureusement s’attendre à cela de la part des anthroposophes et de leurs défenseurs. En confondant la crédulité et le respect, Waage a rendu un mauvais service aux anthroposophes et aux non-anthroposophes. Bien que notre échange avec Waage soit terminé, le débat sur le passé et le présent de l’anthroposophie est quant à lui loin de l’être. Nous sommes heureux de voir que ce débat s’est propagé à la Suède, aux États-Unis et au-delà. Nous sommes déçus qu’il ait souvent été impossible d’impliquer les anthroposophes dans un véritable dialogue, car nos arguments ne suscitent le plus souvent que des accusations coléreuses et des dénégations indignées. Nous espérons qu’en éclairant les faces cachées de la tête de Janus de l’anthroposophie, nous avons donné aux non-anthroposophes des raisons de douter des prétentions “progressistes” de l’anthroposophie. Et comme l’enquête critique indépendante sur l’héritage politique de Steiner continue, nous espérons que les lecteurs intéressés pourront commencer leur propre examen de cet héritage.
Traduction : Jean-François Theys, décembre 2015. Revue par Grégoire Perra
http://social-ecology.org/wp/2009/01/the-janus-face-of-anthroposophy-2/
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