Je me souviens encore comme si c’était hier de la manière dont l’apparition de la maladie de la vache folle en Europe, dans les années 90, avait servi de formidable outil de propagande pour l’Anthroposophie. En effet, tandis que cette épidémie faisait des ravages dans les troupeaux français, les anthroposophes s’étaient empressés d’aller trouver les journalistes en brandissant devant leurs nez un extrait d’une conférence de 1923 où Rudolf Steiner, le fondateur de leur doctrine mystique et ésotérique, semblait prédire la catastrophe :
« Que se produirait-il donc si, au lieu des végétaux, le boeuf se mettait à manger de la viande? (…) Le boeuf se remplirait notamment d’acide urique et d’urate. Or l’urate a, quant à lui, des habitudes particulières. Cette substance a un faible pour le système nerveux et le cerveau. Si le boeuf mangeait directement de la viande, il en résulterait une sécrétion d’urate en énorme quantité, l’urate irait au cerveau et le boeuf deviendrait fou…»
Friants de sensationalisme, la plupart des journalistes des grands médias, pourtant réputés sérieux, comme Le Monde, relayèrent volontiers cette information visant à prouver que le fondateur de l’Anthroposophie avait peut-être bien des dons de prophétie et de clairvoyance. Même le journal L’Humanité, pourtant lié au Parti Communiste, pas plus tard que l’année dernière, a encore une fois réchauffé cette « nouvelle » pour la resservir à ses lecteurs, oubliant toute les valeurs éthiques et philosophiques fondatrices de l’idéologie qui sous-tendaient naguère son journal : 1923, le boeuf fou de Rudolf Steiner.
Dans les années 90, alors anthroposophe, je travaillais comme libraire de Solear-Triades, rue de la Grande Chaumière, près du Métro Vavin, le centre des Éditions Anthroposophiques en France, qui jouxte les locaux de Société Anthroposophique. Je voyais ainsi défiler dans les bureaux du siège de cette organisation les équipes de télévisions qui venaient interviewer les dirigeants de cette dérive sectaire, lesquels prenaient pour l’occasion des mines aussi affables que possible et peaufinaient des discours truffés de références à une « épistémologie goethéènne » cherchant a accréditer la scientificité de la méthodologie spiritualiste du Maître.
Ainsi se répandait dans l’opinion, une fois de plus, l’idée que l’Anthroposophie de Rudolf Steiner, loin d’être une secte, serait au contraire le fruit d’un nouveau mode de pensée, d’une science assise sur d’autres paradigmes que ceux de la science traditionnelle, comme aime à le répéter par exemple Mohamed Taleb, un essayiste proche des anthroposophes. Bien sûr, dans l’esprit des journalistes, il ne s’agissait pas forcément d’y croire au sens fort du terme, mais de s’émoustiller l’esprit avec ce qui ressemblait à la réalisation d’une prophétie datant de 1923, un peu comme nous allons tous volontiers voir des films de super-héros dans les salles obscures, croyant sans y croire aux drôles d’histoire qu’on nous y raconte, avant de revenir à la banalité de notre quotidien. Ce faisant, ces journalistes ne se rendaient cependant pas compte qu’ils confortaient les adeptes dans l’idée que Rudolf Steiner était un clairvoyant qui avait accès aux réalités des mondes visibles et invisibles, ce qui est précisément l’un des verrous qui retient enfermés leurs esprits dans cette doctrine et dans ce groupe mortifères.
Pourtant, Rudolf Steiner n’avait pas seulement prédit la vache folle ! Il avait aussi affirmé que Mars était une planète liquide, entièrement constituée d’eau. Ou encore que la Lune était faite de corne vitrifiée. Et bien d’autres choses du même tonneau ! Steiner précisait ainsi, dans une conférence donnée le 8 septembre 1924 à Dornach, que si un jour la planète rouge entrait en collision avec la planète bleue, cela pourrait certes l’innonder, mais en aucun cas la détruire :
“Il est vrai que si l’on prête aux planètes la même consistance ferme que la Terre, on peut s’attendre à ce qu’une collision avec la Terre porte un coup violent à tous les êtres vivants ! Mais ce n’est pas le cas, les planètes n’ont pas la même consistance que la Terre. Si Mars, par exemple, venait à tomber sur la Terre, il ne pourrait pas ravager la terre ferme mais seulement l’inonder. Si l’on examinait Mars, (…) on verrait au regard spirituel qu’il est constitué d’une masse aqueuse d’une masse aqueuse moins liquide que l’eau, mais comme une gelée de confiture. Il contient certes également des parties solides, mais leur consistance est plutôt celle ce la corne animale ou des bois animaux. Ces parties plus dures apparaissent puis se dissolvent à nouveau. Il nous faut admettre que la consistance de Mars est tout à fait différente de celle de la Terre. (…) Mars n’étant pas ferme comme la Terre, on ne peut pas parler de canaux comme nous en avons sur Terre. On peut, en revanche, parler de quelque chose qui s’apparente à nos vents alizés, ces vents des régions chaudes, d’Afrique par exemple, de l’équateur, qui montent vers les pôles froids et qui en redescendent. […] La consistance de Mars n’est pas aussi solide que celle de la Terre, Mars n’a pas de partie solide. ” (Rudolf Steiner, Création du monde et de l’homme – GA 354 – Dornach, 9 septembre 1924).
De façon bien étrange, les journalistes de notre pays – qui relaient volontiers les prophéties de Steiner lorsqu’elles ont l’air de se révéler exactes, comme ce fut le cas avec la vache folle – n’ont jamais pris la peine de venir dire au grand public à quel point le fondateur de l’Anthroposophie s’était magistralement planté au sujet de Mars. Ils n’ont pas non plus pris la peine d’écrire d’articles à chaque à fois que les progrès de la science ont apporté des démentis cinglants aux élucubrations de ce gourou. Je n’ais par exemple jamais vu de journalistes se bousculer aux grilles de cuivre ouvragées de la Société Anthroposophique – comme ils le faisaient lors de la crise de la vache folle – quand ont été recueillies les données en provenance des sondes martiennes, pour venir demander au Président de cette institution ce qu’il pensait du fait que c’est un sol solide et non liquide qu’ont révélé ces expéditions. Je n’ais pas non plus eu connaissance qu’ils soient venus lui demander des comptes quand les missions Appolo ont ramené du sol lunaire des échantillons dont l’analyse n’a jamais révélé qu’ils étaient de la corne vitrifiée de quoi que ce soit. Comment se fait-il qu’il n’y ait soudain plus eu personne pour venir donner d’informations lorsque les dires de Steiner se sont révélés être des âneries grosses comme des orteils de trolls des cavernes ?
Or, des inepties de cette sorte sont loin d’être des exceptions dans la littérature anthroposophique ! J’invite les lecteurs à lire attentivement l’article de Jean-François Theys, dont voici le lien, qui a soigneusement recensé toute la panoplie des prophéties foireuses que cet homme a pu émettre. Et il n’était pas peu prolixe de ce genre d’exploits ! Les lecteurs se rendront alors compte que, pour une prophétie qui semble s’être avérée, ce sont des dizaines d’autres qui étaient de véritables canulars, en complète contradiction avec la réalité.
Que nous enseigne cette histoire de la prophétie de Steiner au sujet de la vache folle ? Pas grand chose en ce qui concerne la science et la clairvoyance, mais énormément en ce qui concerne le journalisme dans notre pays. Car que vaux la démarche de journalistes qui répètent et diffusent une nouvelle au parfum de sensationalisme confortant une organisation sectaire, mais qui ne prennent pas la peine d’aller éclairer l’opinion qu’ils ont induit en erreur quand des informations complémentaires viennent contrebalancer ou contredire ce qu’ils ont répandu ? Quelle probité anime ces hommes qui ne prennent jamais la peine de creuser l’ensemble du sujet qu’ils évoquent, pour passer ensuite nonchalamment à autre chose ?
Si ce genre d’attitude étaient réservée au tabloïds, on pourrait peut-être s’en accommoder. Mais ce sont de grands journaux, comme Le Monde, L’Humanité, Libération, L’Obs, etc., qui se sont fait l’écho de cette « prophétie anthroposophique » de la vache folle, ou qui parlent en bien des écoles Steiner-Waldorf lorsque l’occasion se présente ! C’est ainsi Le Monde qui a publié, sous la plume de Benoît Fl’och, un long article apologétique vantant les mérites de l’école du Domaine du Possible de Françoise Nyssen et Jean-Paul Capitani. Et ce sont encore ces grands journaux qui, depuis deux semaines, ne soufflent pas un mot des liens pourtant avérés et facilement vérifiables de la nouvelle Ministre de la Culture et de l’Anthroposophie.
Qu’avons-nous fait pour mériter une presse pareille ? De quelle indolence notre nation s’est-t-elle rendue coupable pour autoriser cela ? Pourquoi un pays qui a pourtant été éclairé de tant de lumières et de nombreux esprits soucieux de vérité laisse-t-il façonner son opinion publique par une telle supercialité coupable ? Pourquoi le pays de Descartes a-t-il fait de la science le parent pauvre de notre éducation et de notre culture, tandis que notre bourgeoisie se grise d’idées du New-Age et de développement personnel ? Et qu’adviendra-t-il demain si la vérité doit déserter les grands organes médiatiques pour aller se réfugier là où elle trouve encore péniblement la possibilité de se montrer en catimini, alimentant le sentiment grandissant d’une perte de confiance massive envers ce qui devrait faire notre fierté, c’est-à-dire notre presse et nos institutions ?