Le négationnisme historique des anthroposophes, par Peter Staudenmaier

L’art d’éviter l’histoire, par Peter Staudenmaier

Réponse à Göran Fant, “L’art de changer le blanc en noir”

Göran Fant dit qu’il est incapable de reconnaître le portrait de l’Anthroposophie que j’ai dépeint dans mon article “Anthroposophie et écofascisme”. Je ne suis pas surpris qu’il trouve mon portrait dur à avaler, puisque Fant est convaincu que l’Anthroposophie est par définition anti-raciste et opposée aux politiques nationalistes et aux politiques de droite. Je ne puis adhérer aux croyances personnelles de Fant, car elles sont malheureusement incompatibles avec les données historiques véritables à propos de l’Anthroposophie. Au cours de plusieurs débats, qui ont suivi la publication de mon article, j’ai pris conscience de plus en plus nettement que les anthroposophes contemporains sont souvent mal informés sur l’histoire de leur propre doctrine. Aussi étrange que cela puisse paraître aux admirateurs de Steiner, qui sont enclins à considérer les adeptes de l’Anthroposophie comme des autorités concernant l’Anthroposophie, beaucoup d’anthroposophes ne savent tout simplement pas grand chose des enseignements de Steiner ou du développement du mouvement qu’il a fondé. Comme Fant, ils trouvent dès lors les descriptions critiques de l’histoire de l’Anthroposophie comme étant incroyables, en fait presque inintelligibles. Je voudrais contribuer à en donner une image plus précise en répondant à certaines allégations de Fant.

Fant dit que l’Anthroposophie est anti-autoritaire, anti-élitiste, anti-raciste, et apolitique. Il se plaint de la méthode prétendument peu orthodoxe de mon article, et propose une autre interprétation de la relation entre l’Anthroposophie et le nazisme. Examinons chacun de ces arguments à tour de rôle.

 

Autoritarisme

Les déclarations de Fant à propos de la nature de l’Anthroposophie ne cadrent pas avec les préceptes de Rudolf Steiner. Afin de poursuivre sur la voie du progrès spirituel et racial, Steiner a enseigné que les individus doivent se soumettre aux “grands dirigeants de l’humanité” (die großen Führer der Menschheit). S’ils ne parviennent pas à obéir à ces dirigeants, leurs âmes sont condamnées à stagner spirituellement et racialement. L’Anthroposophie est en outre basée sur une épistémologie autoritaire qui dénigre explicitement “critique” et “jugement”, tout en célébrant “la vénération respectueuse” des prétendues vertus spirituelles, en rejetant les “efforts intellectuels” en faveur de “la perception spirituelle immédiate”. L’attitude non critique des anthroposophes contemporains envers les écrits de Steiner est une preuve supplémentaire de ce cadre autoritaire. Fant est peut-être trop optimiste sur les possibilités “d’adapter les textes de Steiner à notre temps” ; par manque de schisme ou d’apostasie, l’Anthroposophie ne suscite aucun motif pour lequel ses adhérents pourraient réviser avec cohérence ou réfuter les doctrines héritées. En outre, ce que Fant appelle “la grande plénitude inspirante” des enseignements de Steiner dépend entièrement de la crédulité des anthroposophes envers les méthodes steinérienne de révélation occulte. Quelles que soient les charmes de cette version de l’ésotérisme, de telles méthodes sont inconciliables avec une évaluation rationnelle et une confirmation indépendante. Dans une évaluation judicieuse des implications anti-rationnelles et autoritaires de la vision du monde anthroposophique, Sven Ove Hansson écrit : “Les déclarations de Steiner ne sont en pratique jamais remises en question dans le mouvement anthroposophique, et très peu de substance a été ajoutée à la doctrine après sa mort.” Une aliénation autoritaire est pratiquement inévitable dans un mouvement qui se considère comme dépositaire d’une “science secrète” (Geheimwissenschaft), une des premières dénominations de Steiner pour l’Anthroposophie.

 

Élitisme

La nature même de l’Anthroposophie en tant que vision ésotérique du monde est fondée sur la distinction entre initiés et non-initiés, ainsi que sur l’idée d’une échelle de connaissances que tous les initiés doivent monter étape par étape. Ce sont les signes caractéristiques d’une mentalité élitiste. Steiner estimait aussi que l’élite culturelle allemande, en tant que segment le plus avancé de la “race aryenne”, avait une mission spéciale pour racheter le monde du matérialisme. Selon ses propres mots, “Si une civilisation nationale s’étend plus facilement, et a une plus grande fécondité spirituelle qu’une autre, alors il est tout à fait normal de dire qu’elle devrait se répandre.” Sa théorie de la mission culturelle unique du peuple allemand allait de paire avec une doctrine sociale élitiste. Dans ses écrits sur l’économie, Steiner a souligné que les décisions devaient être prises par “le plus capable” ; sa “société triple” devait être dirigée non pas par les “travailleurs manuels” mais par les “travailleurs spirituels, qui dirigent la production”. Et ses théories raciales, inutile de le dire, étaient rigidement hiérarchiques et liées à la conception anthroposophique élitiste du progrès spirituel : “Les nations et les races ne sont que les différents stades du développement vers la pure humanité. Une nation ou une race est d’autant plus élevée, que les plus parfaits de ses membres expriment le pur type humain idéal, qu’ils ont forgé leur chemin depuis le physique transitoire vers le supernaturel immortel. Le développement de l’humanité à travers la réincarnation dans des formes nationales et raciales toujours plus élevées est donc un processus de libération”. Même les observateurs favorables mentionnent que l’Anthroposophie de Rudolf Steiner visait à créer une “nouvelle élite spirituelle”.

 

Racisme

Je ne doute pas, que de nombreux anthroposophes d’aujourd’hui soient opposés aux préjugés racistes. Mais cette orientation admirable ne justifie nullement leur refus de se confronter avec les origines racistes de leur doctrine. L’édifice théorique de l’Anthroposophie a été construit sur la typologie tout à fait raciale, de Steiner, évoluant dans l’histoire tirée de la mémoire cosmique et d’ailleurs. Le fondement de cette typologie est la doctrine des races-racines, qui scinde la famille humaine en cinq races (Wurzelrassen, parfois aussi appelées Hauptrassen ou Grundrassen, races principales ou primordiales), qui seront suivies de deux races-racines qui apparaîtront dans un avenir lointain. Chaque race-racine est subdivisée en sous-races (Unterrassen), un terme qui a finalement cédé sa place, dans les écrits de Steiner, à l’unité plus reconnaissable de peuple ou de nation (Volk). Ces catégories sont biologiques (Steiner les qualifie d’“héréditaires”) autant que spirituelles. Les classifications raciales ne sont pas normativement neutres ; elles sont proposées dans l’ordre croissant du développement spirituel, avec la cinquième race-racine, la “race aryenne”, et au sein de cette race-racine les peuples “germano-nordiques”, au sommet de cette hiérarchie. Cette hiérarchie, selon Steiner, fait intégralement partie de l’ordre cosmique.

Le livre de Steiner Chronique de l’Akasha demeure à ce jour une source essentielle pour la cosmologie anthroposophique, sans la moindre distanciation envers ses éléments racistes. La préface de l’éditeur de l’édition actuelle, publiée à Dornach, ne fait pratiquement pas mention du contenu raciste du livre, et essaie beaucoup moins de l’expliquer ou de le minimiser ; et la Société anthroposophique continue à désigner officiellement ce livre comme l’un des “textes anthroposophiques fondamentaux”. Steiner lui-même n’y a jamais renoncé ; au contraire, à la fin de sa vie, il a réaffirmé que la Chronique de l’Akasha contentait la “base de la cosmologie anthroposophique”. Aujourd’hui le livre est toujours recommandé officiellement aux enseignants Waldorf. Sa mythologie raciale est développée de manière extravagante dans beaucoup d’autres œuvres de Steiner publiées par les presses anthroposophiques.

Ainsi, selon à la fois Steiner et ses disciples des derniers jours, l’existence même de l’humanité est structurée autour du système stratifié des races supérieures et inférieures. Ce n’est pas non plus le cas, comme Fant voudrait nous le faire croire que, selon la vision de Steiner ces divisions raciales “vont bientôt disparaître totalement.” Steiner a enseigné que la “race aryenne” régnera jusqu’en l’année 7893, six mille ans dans le futur. Parfois, il a indiqué que la transcendance finale des catégories raciales arriverait plus tôt, dans environ 1500 ans — encore une durée extraordinairement longue à attendre pour que l’Anthroposophie se débarasse de ses préoccupations raciales. La commission anthroposophique néerlandaise à propos de l’“Anthroposophie et la question raciale”, par ailleurs, rapporte que “selon Steiner, le mot « race » n’aura plus de sens dans 5500 ans.”

Il est également inexact et simpliste de dire que Steiner a donné au concept d’Aryen “une signification tout à fait différente à celle qu’il a acquis plus tard à l’époque nazie.” À l’instant, où il a été inventé par les théoriciens européens des races au XIXe siècle, la notion de “race aryenne” a été liée à l’idéologie de la supériorité raciale. Que Steiner lui-même ait partagé cette idéologie est clair au vu de ses références méprisantes à propos des Noirs, des Asiatiques, des peuples aborigènes, des Juifs, et des autres non “Aryens”. La version de Steiner de l’aryanisme était en fait étonnamment similaire, même dans les détails, à celle des principaux théoriciens nazis des races. Steiner a divisé la race-racine aryenne en cinq sous-races : proto-indienne, perse, égyptienne-chaldéenne, gréco-romaine et germanique-nordique. Pour comparaison, l’idéologue nazi Alfred Rosenberg incluait les Indiens, Perses, Grecs, Romains, Allemands et les Scandinaves dans la “race aryenne”. Similairement, la version d’Arthur de Gobineau de la “race aryenne” comprenait les Indiens, Égyptiens, Perses, Grecs, Chinois, et les Allemands. Richard Wagner croyait que les principaux peuples “aryens” étaient les Indiens, Perses, Grecs, Allemands, et la conception de Houston Stewart Chamberlain des “Aryens” était semblable à celle de Steiner également. Il en est de même pour la variante de la “race aryenne” de l’ésotériste fasciste Julius Evola. Les passionnés d’Anthroposophie feraient bien de se familiariser avec l’histoire du mythe aryen. Mais surtout, ils feraient bien d’examiner de plus près les similitudes considérables entre la description de Steiner de la “race aryenne” et celles mises en avant par les plus grands théoriciens racistes du XIXe siècle et leurs héritiers nazis.

En dépit de toutes ces preuves et du contexte, Fant soutient que “les textes de Steiner n’expriment aucune forme de racisme”. Il y a deux explications possibles à cette conclusion étonnante, c’est que Fant n’a pas lu les écrits racistes de Steiner, ou qu’il a une compréhension notablement limitée du racisme. Cette dernière possibilité est fortement suggérée par l’exemple où Fant dit que “sortir dans les rues et massacrer les immigrés” est en quelque sorte typique de la mentalité raciste. Il semble croire que les gens “bien intentionnés” ne peuvent pas avoir d’opinions racistes. Fant n’a évidemment jamais examiné le racisme comme système de croyances ou comme ensemble d’idées. Que ces idées continuent d’exercer une influence puissante et pernicieuse dans les sociétés modernes, la plupart n’aboutissant généralement pas à des conséquences meurtrières, semblent avoir échappé à son attention. Les anthroposophes naïfs d’aujourd’hui sont les opposés bienveillants et gentils des voyous xénophobes : non violents, ni ouvertement discriminatoires ou plein de préjugés, en effet apparemment le contraire. Voilà pourquoi leur rôle potentiel est si inquiétant : rendre le racisme “soft” socialement acceptable dans le cœur de la classe moyenne matériellement confortable mais idéologiquement vulnérable.

De nombreux lecteurs d’“Anthroposophie et écofascisme” semblent avoir pris ombrage de ce thème ; Fant n’est pas seul dans ce cas. Vu que les anthroposophes d’aujourd’hui sont souvent peu familiers avec les enseignements de Steiner sur les races, ils réagissent souvent de façon critique à ces révélations choquantes. La réponse indignée à ma brève mention de l’affaire Krishnamurti fournit un exemple révélateur de cette dynamique. Il est certainement vrai que Steiner rejetait la possibilité même d’une autre incarnation du Christ dans le domaine physique. La position anthroposophique courante que la “race” de Krishnamurti n’a joué aucun rôle pour aggraver la réaction de Steiner à l’affaire est néanmoins historiquement naïve. Le fait que Krishnamurti n’était pas blanc était une pierre d’achoppement pour beaucoup de théosophes à l’époque. Carla Risseuw écrit : “Beaucoup de membres de peau blanche de l’Ordre de l’Étoile d’Orient avaient besoin de temps pour digérer le fait que le Messie mondial (Krishnamurti) n’était pas blanc.” L’étude de Roland Vernon de l’affaire Krishnamurti mentionne que Steiner en particulier “trouvait intenable l’idée qu’un jeune Hindou soit physiquement préparé à être occupé par le Seigneur Maitreya, ce qui représente une incarnation contemporaine du Christ.” La rivalité de Steiner avec la direction de la Société théosophique basée en Inde a joué un rôle décisif dans ce développement, et une meilleure compréhension de sa réaction nécessite de prendre au sérieux les déclarations de Steiner concernant le statut racial-spirituel des Asiatiques du Sud, l’orientation future de l’évolution raciale, la signification spirituelle de la couleur de la peau, et la nature obsolète et inférieure des traditions spirituelles orientales.

Steiner a ostensiblement ridiculisé l’idée qu’un “jeune hindou”, comme Steiner appellait Krishnamurti, puisse incarner le Christ. Selon Steiner, les hindous avaient joué depuis longtemps leur rôle dans l’évolution, et étaient maintenant des reliquats de leur grandeur spirituelle initiale, un anachronisme pris au piège du déclin. Krishnamurti n’était ni blanc, ni Européen, ni chrétien, et par conséquent échouait au test de Steiner d’adéquation à la direction cosmique. En 1911, au milieu de la scission acrimonieuse de la Société théosophique, l’anthroposophe Günther Wagner écrivit que Steiner et ses disciples croyaient que : “Puisque nous sommes la race la plus avancée, nous avons la religion la plus avancée”. C’était donc spécialement un affront envers l’état d’esprit anthroposophique quand le reste du mouvement théosophique jeta son dévolu sur Krishnamurti, qui n’était ni raciste, ni religieusement adapté au rôle, aux yeux des anthroposophes. À la suite de la scission, Steiner a continué à insister sur une compréhension franchement raciale de l’hindouisme. Il opposa nettement “l’école orientale” de la spiritualité à sa propre “école occidentale” de l’ésotérisme, expliquant la différence en fonction des races : “Mais cette forme orientale de la vérité est sans valeur pour nous, peuples occidentaux. Elle ne pourrait que nous gêner et nous détourner de notre objectif. Ici, en Occident se trouvent les peuples qui constituent le noyau des races futures.” Et : “Les races mourantes de l’Orient ont encore besoin de l’école orientale. L’école occidentale est pour les races de l’avenir.

Pour Steiner, “la vie de l’âme de l’Orient” ne fait pas entièrement partie de la “vie humaine normale”, car la spiritualité de l’Orient est “décadente” et “certainement en déclin”. Il a reproché aux théosophes anglophones de faire des recherches en Inde concernant “l’ancienne sagesse orientale” et “de l’emprunter entièrement aux Indiens d’Orient”, affirmant que les sources de cette sagesse étaient depuis longtemps à sec. Selon Steiner, “le penseur oriental” n’a pas atteint le même niveau que celui de la “culture spirituelle européenne”, et ce n’est qu’en Occident qu’on peut trouver les germes du futur. Steiner pensait que la tâche du “peuple allemand” était de propager la “vie spirituelle”, que l’Oriental a perdue ; les Asiatiques doivent maintenant recevoir des conseils spirituels des Allemands. Steiner attribuait “la forme la plus pure et la plus nette de la pensée” aux “Allemands”, qui sont en effet les porteurs de l’“avenir de l’humanité”, un avenir qui ne peut être réalisé que par “notre propre effort spirituel, pas par des emprunts à l’Oriental. Steiner a enseigné que “l’Européen”, avec son “patrimoine naturel” se trouve à un “niveau plus élevé” que “l’Oriental”. Les prétendues différences corporelles entre les peuples européens et asiatiques sont au cœur de son argumentation : “Les méthodes par lesquelles les peuples orientaux trouvaient accès aux mondes supérieurs dans les temps anciens ont persisté à travers la tradition et même aujourd’hui sont encore pratiquées en Asie comme une forme décadente de yoga, par des hommes dont la constitution corporelle diffère de la nôtre en Occident. Rien de genre ne pourrait être bénéfique en Occident.” Des anthroposophes comme Fant, ainsi que d’autres admirateurs de Steiner, gagneraient une meilleure compréhension de l’impact des enseignements raciaux de Steiner en examinant de telles déclarations.

 

La politique de l’Anthroposophie

Même si l’affirmation de Fant que “l’Anthroposophie est apolitique” était crédible, elle ne serait guère rassurante ; c’est précisément cette sorte de naïveté envers les implications politiques d’une vision du monde quasi-religieuse, qui englobe tout, qui est la plus troublante au sujet des anthroposophes contemporains. Historiquement parlant, d’ailleurs, de nombreux disciples de Steiner, y compris des anthroposophes éminents et au centre de l’institution, ont été activement impliqués dans la politique fasciste. En tout cas, mon article ne prétend pas que tous les anthroposophes sont des militants fervents de la droite radicale, mais que les liens conséquents entre les croyances anthroposophiques et la politique de droite étaient indubitables dès que la doctrine anthroposophique est apparue il y a un siècle. Ce lien persistant est un pilier de la recherche actuelle sur l’extrême droite européenne. Outre les nombreuses sources citées dans mon article, les lecteurs intéressés peuvent consulter les travaux suivants sur des adeptes de Steiner partisans de la droite radicale :
Jonathan Olsen, Nature and Nationalism ; Volkmar Wölk, Natur und Mythos ; Peter Kratz, Die Götter des New Age ; Reinalter, Petri, and Kaufmann, Das Weltbild des Rechtsextremismus ; Bernice Rosenthal, The Occult in Russian and Soviet Culture ; Jahn and Wehling, Ökologie von rechts ; Udo Sierck, Normalisierung von Rechts ; Gugenberger and Schweidlenka, Die Fäden der Nornen : zur Macht der Mythen in politischen Bewegungen ; Franz Wegener, Das atlantidische Weltbild : Nationalsozialismus und Neue Rechte auf der Suche nach der versunkenen Atlantis ; Arn Strohmeyer, Von Hyperborea nach Auschwitz ; Joscelyn Godwin, Arktos : The Polar Myth in Science, Symbolism, and Nazi Survival ; Gugenberger, Petri, and Schweidlenka, Weltverschwörungstheorien : die neue Gefahr von rechts ; Eduard Heller and Maegerle, Thule : Vom völkischen Okkultismus bis zur Neuen Rechten ; Klaus Bellmund and Kaarel Siniveer, Kulte, Führer, Lichtgestalten : Esoterik als Mittel rechtsradikaler Propaganda ; Harald Strohm, Die Gnosis und der Nationalsozialismus ; Jutta Ditfurth, Entspannt in die Barbarei : Esoterik, (Öko-)Faschismus und Biozentrismus ; Richard Stöss, Vom Nationalismus zum Umweltschutz ; Jens Mecklenburg, ed., Handbuch deutscher Rechtsextremismus ; Gerhard Kern and Lee Traynor, Die esoterische Verführung ; Claudia Barth, Über alles in der Welt – Esoterik und Leitkultur; and Christiansen, Fromm, and Zinser, Brennpunkt Esoterik.

Il est inacceptable de rejeter la variante virulente d’extrême droite, très répandue, et continue, de l’Anthroposophie comme celle des “Allemands des années trente” et celle d’une “poignée de revenants des temps modernes.”

Fant tente également de transformer l’anthroposophe d’extrême droite récemment décédé Werner Haverbeck en ennemi de l’Anthroposophie, qualifiant sa biographie adulant Steiner d’“attaque sévère contre l’Anthroposophie” et de “rejet total du mouvement anthroposophique.” Fant ne présente aucune preuve de cette allégation absurde, mais affirme simplement que, puisque le point de vue de Haverbeck sur l’Anthroposophie diffère du sien, alors Haverbeck doit par définition être anti-Anthroposophie. Plus révélateur encore, Fant affirme que le portrait dressé par Haverbeck de Steiner en tant que nationaliste allemand engagé est une “distorsion absurde” dans le livre de Haverbeck sur Rudolf Steiner. — Anwalt für Deutschland est en effet politiquement et moralement déplorable, mais sa présentation du nationalisme de Steiner est tout à fait exacte, comme la fréquentation la plus élémentaire des écrits publiés par Steiner le montre.

Pendant ses années viennoises, Steiner était un membre actif du mouvement nationaliste allemand ou pangermaniste. Durant les deux dernières décennies du XIXe siècle, il a écrit des dizaines d’articles pour la presse nationaliste allemande, qui ont été rassemblés dans les volumes 29, 30, 31, et 32 de l’œuvre complète (tout spécialement Gesammelte Aufsätze zur Kultur- und Zeitgeschichte and Gesammelte Aufsätze zur Literatur). Ces publications pangermanistes sont politiquement sans ambiguïté, et elles font un pied de nez à l’affirmation naïve de Fant que le nationalisme avait toujours “dérangé Steiner”. Le nationalisme culturel allemand de Steiner, basé sur une conviction chauviniste de la supériorité et du sens de la mission nationale, ainsi que sur des préjugés ethniques rudimentaires, est devenu frénétique avec le début de la Première Guerre mondiale, comme en témoignent ses conférences musclées du temps de guerre (réunie dans Zeitgeschichtliche Betrachtungen et Die geistigen Hintergründe des Ersten Weltkrieges, GA 173-174 et ailleurs) ; et il a réaffirmé son côté nationaliste allemand dans ses conférences d’après-guerre également (voir, par exemple, Bewußtseins-Notwendigkeiten für Gegenwart und Zukunft). Steiner ne s’est jamais repenti de son engagement nationaliste, pas même à la fin de sa vie, rappelant son activisme pangermaniste dans son Autobiographie en 1925. C’est sans doute un fait inconfortable à admettre pour les anthroposophes progressistes, mais Haverbeck, d’extrême droite, a eu une compréhension plus correcte de Steiner sur cette question que le libéral Fant.

Dans la période écoulée depuis mon échange initial avec Fant, les politiques de l’Anthroposophie n’ont pas été, hélas, clarifiées. L’inflexion vers l’extrême-droite des enseignements de Steiner continue à gagner des adhérents et à faire parler d’elle. Le cas d’Andreas Molau est particulièrement instructif à cet égard. Dans les années 1990, Molau était un publiciste de premier plan en bordure de l’extrême-droite en Allemagne, et après 2000, il est devenu actif au sein du NPD, le principal parti néo-nazi en Allemagne de nos jours. Molau travaillait aussi comme professeur d’histoire dans une école Waldorf dans la ville de Braunschweig depuis huit ans. Il a été congédié (ou selon certains, il a démissionné) en 2004, quand la position officielle dans le NPD est devenue publique. La principale préoccupation de l’administration de l’école Waldorf de Molau était l’impact possible du travail de Molau au sein du parti sur la réputation de l’école ; comme l’a déclaré le directeur de l’école aux médias à l’époque : “Ceci est une catastrophe pour notre image.” Les collègues Waldorf de Molau, quant à eux, ont déclaré avoir eu connaissance de ses engagements politiques.

En supposant que cette affirmation soit vraie, elle soulève la question évidente de savoir combien d’autres enseignants et membres du personnel Waldorf, collègues de Molau, ont réussi à ignorer ses affiliations d’extrême-droite pendant aussi longtemps. Molau a enseigné l’histoire et l’allemand (pas, par exemple, les mathématiques ou la musique) dans la même école Waldorf pendant huit ans, et même après l’épisode du NPD qui a fait un scandale public, ses collègues Waldorf ont dit qu’ils l’avaient considéré comme un “libéral de gauche” et un “excentrique sympathique” ; ils ont été unanimement surpris d’apprendre qu’il avait des activités politiques d’extrême-droite. Mais Molau avait été une figure de premier plan de la droite radicale pendant une très longue période, depuis le début des années 1990, écrivant pour une série de publications d’extrême droite sous son vrai nom ; pendant plusieurs années, il avait été également rédacteur culturel en chef de Junge Freiheit, l’un des plus fameux journaux d’extrême droite en Allemagne (où entre autres choses, il avait publié un article d’un autre auteur niant l’holocauste). La biographie ouvertement apologétique par Molau de l’idéologue nazi Alfred Rosenberg a été publiée de 1993. Molau a par ailleurs été mentionné dans des sources facilement disponibles sur l’extrême droite, comme le Handbuch deutscher Rechtsextremismus (Guide de l’extrémisme allemand de droite) publié en 1996. Pourtant aucun des collègues professeurs Waldorf, membres du personnel ou des parents n’étaient absolument pas au courant de toute ces informations. L’incident en dit long sur le niveau d’inconscience politique qui est apparemment endémique dans les écoles Waldorf actuelles.

Même après avoir quitté son emploi Waldorf, Molau a continué de soutenir fortement l’éducation Waldorf. Au lendemain de son départ de l’école Waldorf de Braunschweig, il a réaffirmé vigoureusement la continuité de son estime pour Steiner et son propre engagement inchangé envers la pédagogie Waldorf. Depuis, il a été actif dans plusieurs campagnes comme l’un des hommes politiques les plus connus du NPD, et ses écrits électoraux soulignent régulièrement son expérience en tant que professeur Waldorf. Au sein de l’exécutif du NPD, Molau est responsable de la politique éducative. En 2005, en tant que candidat du NPD, Molau a été invité à parler dans une école Waldorf de Berlin, où il a cité le livre de Steiner sur la Mission des âmes de peuple, et a déclaré que les élèves des écoles Waldorf sont “le public cible idéal pour le NPD, à cause de la sensibilité naturelle des écoles Waldorf pour l’autorité vivante et de leur lien intérieur entretenu pour la culture allemande.” Le NPD a diffusé un communiqué de presse pour célébrer cet événement Waldorf comme une percée avec les jeunes. En 2007, Molau a annoncé son plan d’ouvrir un centre d’enseignement Waldorf sous les auspices du NPD. Avec ce nouveau projet Waldorf, le politicien néo-nazi espère montrer “le lien entre l’idéologie nationaliste du NPD et les enseignements du fondateur de l’Anthroposophie, Rudolf Steiner.”

Fant croit sans doute encore que de tels incidents — répétés maintes et maintes fois dans le monde Waldorf, biodynamique, et anthroposophique — ne sont que des cas isolés, des anomalies insignifiantes et marginales, qui ne nous apprennent rien d’important sur la nature prétendument “apolitique” de l’Anthroposophie. Cette excuse ne sert qu’à protéger et à encourager l’infiltration continue de l’extrême droite dans le milieu anthroposophique. Le cas Molau n’était pas un hasard. À la fin de 2004, dans la foulée de la controverse sur la carrière Waldorf de Molau, l’éditeur de la revue anthroposophique Info3 rapporte que “tout un éventail de voix s’exprimant à titre privé” dans les cercles anthroposophiques allemands avaient apporté leur soutien à Molau. En novembre 2004, un grand journal d’extrême-droite, le National-Zeitung, a publié un entretien, manifestement favorable, avec Molau conduit par un extrémiste d’extrême-droite encore plus célèbre, Gerhard Frey. Ici Molau a souligné les affinités conceptuelles entre l’Anthroposophie et l’extrême-droite contemporaine en Allemagne, tout en citant le livre de Steiner, La philosophie de la liberté et vantant les merveilles de la pédagogie Waldorf. Molau a également mentionné le soutien et la solidarité qu’il avait reçus de collaborateurs partageant les mêmes idées au sein du mouvement Waldorf. La séparation des chemins entre Molau et l’école Waldorf de Braunschweig, en d’autres termes, n’a guère résolu le problème. Ces incidents continueront à se reproduire jusqu’à ce que les anthroposophes se confrontent enfin franchement à leur histoire de collusion avec l’extrême-droite.

 

“La méthode de Staudenmaier”

Fant est particulièrement irrité par ce qu’il appelle la méthode de mon article, suggérant plusieurs fois que j’ai mal cité mes sources, et se plaignant que je me suis concentré sur des sujets qu’il considère comme des aspects “périphériques” de l’Anthroposophie. Je laisserai volontiers les lecteurs tirer leurs propres conclusions quant à savoir si les doctrines raciales de l’Anthroposophie et sa vaste histoire de collusion avec les politiques fascistes et néofascistes constituent des “phénomènes périphériques”. Les remarques de Fant sur mon utilisation des sources, d’autre part, ne sont que des sous-entendus ; il ne conteste pas l’une de mes citations ou déclarations réelles. Sa préoccupation concernant la méthode est quelque peu déroutante, puisque mon article était, si peu que ce soit, sur le plan méthodologique ennuyeux et conservateur. Anthroposophie et écofascisme suit la procédure classique de donner le contexte historique, citant abondamment à partir de sources anthroposophiques, citant une partie de la littérature critique sur l’Anthroposophie, et offrant mes propres interprétations de la question tout en mentionnant des interprétations alternatives. Les lecteurs familiers avec certaines de ces sources reconnaissent que mon article, en dépit de son ton polémique, fait notablement preuve de retenue dans son argumentation. J’ai délibérément évité, par exemple, de faire un usage intensif de la prodigieuse recherche de l’historienne Anna Bramwell concernant l’histoire profasciste de l’Anthroposophie, et j’ai totalement exclu toutes les sources occultes, même celles qui sont accablantes concernant l’Anthroposophie. J’ai aussi mis en garde explicitement contre ce genre d’accusation par association d’arguments à laquelle Fant pense que je me suis laissé aller. Ce qui dérange évidemment Fant à propos de mes recherches provient de leur contenu, et pas de leur aspect polémique.

En effet, Fant semble préoccupé par le phénomène de l’analyse historique elle-même. Il semble perplexe que des non-anthroposophes puissent évaluer les actions des anthroposophes selon des critères différents de ceux généralement admis par les anthroposophes. Il n’est apparemment pas au courant de comment fonctionne la preuve textuelle en dehors d’un contexte occulte — oui, M. Fant, les historiens ont réellement besoin de choisir des sources qui sont “typiques et représentatives”, sans tenir compte du dérangement qu’elles peuvent parfois susciter chez les ésotéristes — et il ne semble pas en mesure de comprendre comment des observateurs extérieurs pourraient aboutir à des conclusions qui divergent des siennes. Fant insiste donc sur le fait qu’une évaluation critique de l’Anthroposophie, qu’elle soit abondamment étayée ou non, est automatiquement suspecte. Il dit, par exemple, que mon bref résumé des conférences de Steiner concernant les “âmes de peuples” est une “altération étonnamment peu sérieuse”. Selon Fant, ces conférences sont tout à fait anti-racistes et destinées à “inspirer une compréhension mutuelle entre les peuples”. Je suis loin d’être le seul non-anthroposophe en désaccord avec cette évaluation simpliste.

Le livre cité est une argumentation ouvertement ethnocentrique pour faire accepter par tous les peuples la supériorité de la version particulière du christianisme de Steiner, réfractée à travers une lentille “nordique”, et à reconnaître la “mission future de l’Archange teuton.” Le thème du chapitre trois est “La formation des races”, tandis que le thème du chapitre quatre est “L’évolution des races”. Mais le cœur du livre est le chapitre six, intitulé, “Les cinq races-racines de l’humanité” (Conférences de Steiner, à partir du 12 juin 1910 à Oslo). Ici Steiner rappelle à ses auditeurs la supériorité de la “race aryenne”, expliquant gentiment qu’elle signifie “les peuples d’Asie Mineure et d’Europe que nous considérons comme des membres de la race caucasienne”(p. 106) avant de commencer à traiter de la “race caucasienne” au long de plusieurs paragraphes (p. 107). Pour une certaine raison Fant appelle cet exposé de deux pages “un passage entre parenthèses.” Pour ceux qui ont l’occasion de lire le texte lui-même, avec ses références troublantes quant au “caractère particulier des peuples sémites” et ainsi de suite, la tentative de Fant de détourner l’attention du contenu réel du livre de Steiner ne sera probablement pas convaincante. Mais quel que soit le sens que les anthroposophes pourraient donner à ces conférences sur la “mission” des “âmes de peuples”, les racistes contemporains d’extrême-droite ne sont pas d’accord avec l’interprétation de Fant. Ils continuent à promouvoir le livre de Steiner à côté d’autres documents traitant de la suprématie aryenne.

Les plaintes de Fant au sujet des sources de mon article sont particulièrement discutables étant donné sa propre utilisation irréfléchie des sources. Il écrit : “Steiner a mis en garde déjà en 1920 au sujet du nazisme (GA 199, p. 161).” Voici le passage que Fant cite : “Ce symbole [la croix gammée] que l’Indien, ou l’ancien Égyptien, regardait autrefois quand il parlait de son Brahman sacré, ce symbole, on peut maintenant le voir sur le billet [russe] de mille roubles ! Ceux qui font de la haute politique, savent comment influencer l’âme humaine. Ils savent ce que la parade triomphale de la svastika signifie — cette svastika qu’un grand nombre de personnes en Europe portent déjà — mais ils ne veulent pas écouter celui qui cherche à comprendre les symboles les plus importants, les secrets du développement historique actuel.” Steiner dénonçait l’usage de la svastika par les Bolcheviques ; il ne fait nullement mention du nazisme. Ce n’est pas surprenant puisque le parti nazi n’a été constitué que quelques mois avant la conférence de Steiner, et que dans les premiers temps, il n’avait que peu de membres ; de plus, les bannières à svastikas nazies spécifiques n’ont été conçues qu’au moins deux ans plus tard. Rien dans ce passage ne peut véritablement être considéré comme un “avertissement contre le nazisme.”

Fant emploie un raisonnement similaire et anhistorique dans sa discussion des déclarations racistes de l’anthroposophe Rainer Schnurre. Il prétend que je vous ai présenté de “fausses citations” de Schnurre, et en déduit, d’une façon ou d’une autre, que ma source pour ces citations doit avoir été Jutta Ditfurth. La procédure habituelle dans de tels cas est de fournir des citations précises du cas en question afin que les lecteurs puissent juger par eux-mêmes. Mais Fant ne nous donne aucune citations de Schnurre, seulement ses propres conjectures sans source. En outre, un bref coup d’œil à mon article montrera que je ne mentionne, ni ne cite, le travail de Ditfurth à aucun endroit en relation avec Schnurre ; plus exactement, comme clairement indiqué dans mon article, je citais les déclarations racistes de Schnurre à partir du livre d’Oliver Geden Rechte Ökologie. La tentative de Fant de rejeter Geden comme “critique de l’Anthroposophie” est frivole ; Geden est en réalité un critique de l’écologie de droite, et il ne pouvait certainement pas feindre d’ignorer la contribution cruciale de l’Anthroposophie à cette tendance. Son livre par ailleurs n’a rien à reprocher à Steiner. Fant, en outre, semble croire que toute personne qui exprime sa préoccupation sur les aspects les moins appétissants de la politique anthroposophique doit être un instrument de forces funestes. L’état d’esprit conspirationniste, si typique de l’Anthroposophie, a obtenu le meilleur de lui-même dans ce cas ; la suggestion que des gauchistes comme Ditfurth et Bierl soient secrètement de connivence avec l’extrême-droite EAP est insensée. Pour quelqu’un qui se préoccupe tellement de “méthode”, l’approche même de Fant est, en réalité, douteuse.

 

Anthroposophie et nazisme

Fant est convaincu que “la pensée anthroposophique est radicalement opposée au nazisme”. Non seulement ce point de vue n’est ni partagé par les anthroposophes nazis, ni par plusieurs spécialistes de la question. Volkmar Wölk, par exemple, écrit au sujet de la théorie des races-racines de Steiner : “Il n’y a qu’un bref pas conceptuel de cette position à la doctrine raciale des nazis” La thèse de Wölk est confirmée en détail par la recherche pionnière de James Webb sur la relation entre l’Anthroposophie et d’autres citoyens du monde occulte-raciste souterrain. Si Fant trouve ce genre d’études trop “critiques”, il peut préférer consulter l’ouvrage de l’historien Nicolas Goodrick-Clarke, que l’on peut difficilement soupçonner d’avoir un préjugé contre Steiner. Son livre respecté, “Les racines occultes du nazisme” constitue une preuve tangible de l’influence mutuelle entre les premiers anthroposophes et les nazis des premiers temps. Similairement, les ésotéristes critiques Eduard Gugenberger et Roman Schweidlenka, qui sont respectueux envers Steiner, soulignent l’“influence décisive” de la doctrine des races-racines sur le national-socialisme. Permettez-moi de souligner à nouveau : ce ne sont pas les conclusions de “critiques de l’Anthroposophie”, mais de chercheurs impartiaux qui ont examiné attentivement les faits historiques. Refuser les parallèles idéologiques entre l’Anthroposophie et le national-socialisme, en particulier ses variantes ésotériques et écologiques, ne peut que contribuer à l’ignorance des origines intellectuelles du fascisme.

Je reconnais que les compétences de Fant en histoire culturelle de la droite allemande est limitée, et je ne veux pas rejeter sa façon de voir comme étant simplement le produit d’une connaissance insuffisante des études pertinentes sur le sujet. Je pense que son point de vue est plutôt le produit du refus systématique des anthroposophes de se confronter aux faits historiques désagréables. Une grande partie de ce qu’il a à dire sur le sujet de l’Anthroposophie et du nazisme n’est qu’une répétition fidèle de la discrétion généralement de mise dans les cercles anthroposophiques. Il semble s’être fié exclusivement à une source unique, la longue apologie de Uwe Werner au sujet des activités anthroposophiques au sein du Troisième Reich, pour l’ensemble de ses affirmations concrètes. Mais même le volume tendancieux de Werner fournit des preuves sans équivoque qui contredisent les allégations de Fant.

Fant écrit, par exemple : “En 1922, les nazis ont attenté à la vie [de Steiner].” Cette affirmation est doublement fausse. L’incident auquel Fant fait référence n’était pas une tentative d’assassinat, et les nazis n’y ont pas participé. Mais Fant ne doit pas me croire aveuglément sur ce sujet ; il lui suffit seulement de consulter le livre de Werner, qui décrit l’incident ainsi : “Le 15 mai 1922, des partisans de Ludendorff avaient prévu de perturber une conférence de Steiner donnée à l’hôtel de Munich, Vier Jahreszeiten et de provoquer une mêlée. Mais les anthroposophes de Munich ayant eu vent des plans à l’avance ont pu réagir. Steiner a pu terminer sa conférence, et seulement après, il y eut une confrontation physique, dans laquelle les anthroposophes ont eu le dessus.” Les partisans de Ludendorf n’étaient pas nazis , et la perturbation d’une conférence est loin d’être une tentative d’assassinat.

Fant soutient en outre que le livre de Werner “montre que la majorité absolue des anthroposophes étaient radicalement opposés au nazisme”, et que ceux qui croyaient à “une association du nazisme et de l’Anthroposophie” étaient “extrêmement peu nombreux”. Le livre de Werner contient suffisamment de preuves du contraire. Il énumère une série de personnes qui étaient à la fois des anthroposophes et des membres actifs du parti nazi et d’organisations nazies auxiliaires, et décrit des cas fréquents de collusion volontaire et de soutien ardent au régime nazi. Fant affirme aussi que les anthroposophes dirigeants qui “se sont compromis” avec les autorités nazies “ont été ostracisés par leurs collègues après la guerre.” Le livre de Werner réfute également cette affirmation, en spécifiant que les plus célèbres de ces personnages ont continué à s’impliquer dans les institutions anthroposophiques, en particulier dans le mouvement Waldorf, pendant des décennies après la guerre. En effet, Werner déclare d’emblée que les anthroposophes d’après-guerre, à la fois en interne et publiquement, “ont refusé consciemment de raviver les controverses sur le comportement de certains anthroposophes durant la période nazie.

Voilà pour la confiance de Fant en son collègue anthroposophe Werner. Pour une certaine raison, Fant m’accuse d’avoir “lu Werner d’une manière absolument sélective” ; si on en juge par ses propres arguments, il semble que Fant n’a pas lu du tout le livre. Ce manque troublant d’attention aux détails historiques est couplé à un manque tout aussi troublant des enjeux éthiques. Fant pense qu’il est “trop simple” de dire que cette collaboration avec les nazis était une erreur. Il préfère considérer les actions des anthroposophes pro-nazies comme une “stratégie de survie.” Si Fant ne peut rien dire de mieux au sujet de ses ancêtres, que sous Hitler, ils se consacraient exclusivement à leur propre survie et à celle de leur doctrine, alors je ne peux rien ajouter à son verdict.

Fant est aussi sceptique à propos de mon argument selon lequel une partie des dirigeants nazis nourrissaient de fortes sympathies pour l’Anthroposophie. Ma brève mention de Rudolf Hess semble avoir particulièrement suscité sa colère. Il écrit : “Décrire Hess comme un “anthroposophe pratiquant” est naturellement absurde. Les sources montrent clairement que même s’il a encouragé l’agriculture biodynamique, il rejetait en même temps fortement l’arrière-plan anthroposophique.” Une fois de plus, la source même, que choisit Fant, fournit des contre-preuves significatives. Le livre de Werner reproduit une note de service de l’associé de Hess, Lotar Eickhof (qui a rejoint la Société anthroposophique après la guerre) qui précise explicitement la conviction de Hess, disant que l’agriculture biodynamique ne peut pas être séparée de ses fondements anthroposophiques : “L’adjoint du Führer [à savoir Hess] est d’avis que si l’on veut préserver une chose — comme l’agriculture biodynamique — on ne peut en aucune façon la séparer de sa base scientifique et de ses apports scientifiques, c’est-à-dire, du travail publié, dans les livres de Rudolf Steiner et des écoles Rudolf Steiner. Puisque les efforts de Hess en faveur de l’agriculture biodynamique ne sont pas contestés, la conclusion de Fant disant que Hess aurait néanmoins “vivement rejeté son arrière-plan anthroposophique” demeure non étayée.

L’avis de Fant prétendant que Hess n’était pas lui-même anthroposophe, cependant, est celui que je partage actuellement depuis le premier échange avec Fant. Je considère que Fant avait raison et que je me suis trompé sur ce point. La question vaut la peine d’être examinée en détail. Au moment du premier échange, je considérais que Rudolf Hess remplissait clairement les critères faisant de lui un anthroposophe actif, selon une certaine définition, cependant plus restreinte. Pour étayer cette affirmation, je mentionnais les points suivants : les parents de Hess auraient appartenu à la Communauté des chrétiens anthroposophique. Il a organisé des aspects intimes de sa vie personnelle, y compris son alimentation et ses soins de santé, autour de croyances anthroposophiques. Il a déclaré au médecin britannique qui l’a examiné après son vol pour l’Écosse “qu’il avait pendant des années été intéressé par l’Anthroposophie de Rudolf Steiner.” Les rapports des services de renseignements allemands décrivaient Hess comme un “patron renfermé et adepte de l’anthroposophe Rudolf Steiner”. Surtout, Hess a constamment utilisé sa position publique pour soutenir les efforts des anthroposophes, comme indiqué en détail dans le livre de Werner. Une série étonnante de chercheurs ont confirmé les inclinations anthroposophiques de Hess.

Ma façon de voir actuelle est que ces facteurs indiquent, de la part de Hess, beaucoup de sympathie pour l’Anthroposophie, et bien plus qu’un intérêt personnel passé et un engagement actif dans les pratiques anthroposophiques. Néanmoins, je considère maintenant que les préoccupations personnelles de Hess, dans la large gamme des croyances et pratiques occultes étaient incompatibles et incohérentes à un tel point que cela aurait peu de sens de l’associer avec certitude avec une tradition ésotérique particulière. Le dévouement de Hess à l’agriculture biodynamique, par contre, était à la fois enthousiaste et constant. Plusieurs membres de haut niveau parmi ses adjoints, de plus, avaient des liens personnels significatifs avec l’Anthroposophie. Il vaut peut-être mieux considérer Hess lui-même comme étant plus ou moins indistinctement sensible à la gamme complète des Lebensreform occultistes, avec des prédilections völkisch, et c’est précisément la raison pour laquelle il a trouvé la biodynamie, Waldorf, et l’Anthroposophie si sympathiques. Indépendamment de tout intérêt personnel, qu’ils peuvent croire avoir dans l’affaire, je pense que les anthroposophes d’aujourd’hui feraient bien de se familiariser avec la recherche historique sur Hess et son attitude décidément pleine de sympathie envers l’Anthroposophie.

Globalement, toutefois, Fant a presque totalement éludé le sujet principal de mon article, et il ignore donc simplement le dossier de la collusion anthroposophique avec à la fois le national-socialisme et le fascisme italien. Je pense que notre échange aurait été plus productif si Fant avait abordé ce thème central. On y trouve à peine une seule chose qui concerne des personnages “périphériques” au sein du mouvement anthroposophique. En dehors des anthroposophes fascistes italiens que j’ai mentionné, de Martinoli à Calabrini et Scaligero et ainsi de suite, un groupe important d’anthroposophes allemands, étaient à la fois des nazis actifs et bien connus dans les cercles anthroposophiques. Ernst Harmstorf, par exemple, a participé activement dans les premiers temps au mouvement anthroposophique, dès le début des années 1920 (il a participé au fameux “Congrès de Noël” de 1923, par exemple), et il devint un porte-parole de premier plan de la médecine anthroposophique, spécialement après 1945. Harmstorf a rejoint le parti nazi et la SA en 1933. Heimo Rau, quant à lui, était le fils d’anthroposophes, un enseignant Waldorf à partir de 1946, et un anthroposophe respecté après la Seconde Guerre mondiale. Il a été également membre du parti nazi. Gotthold Hegele était un médecin anthroposophe important après 1945. Durant le temps où il étudiait la médecine dans les années 1930, Hegele était un leader étudiant en vue et un anthroposophe actif, ainsi qu’un fonctionnaire nazi de l’éducation et un membre de la SA ; en 1937-1938, Hegele était à la tête du Bureau d’Éducation politique de l’association étudiante nationale socialiste à Tübingen. Comme avec Hanns Rascher, Friedrich Benesch, et d’autres, ces personnages sont célébrés dans les ouvrages anthroposophiques courants (qui ne mentionnent pas leurs affiliations nazies), et ne sont décidément pas périphériques à l’autoportrait type des anthroposophes appartenant à l’histoire de leur mouvement.

Mais il y a beaucoup d’autres exemples. Par exemple, Max Babl était à la tête de la branche de la Société Anthroposophie dans la ville d’Erfurt ; il a rejoint le parti nazi en 1933. Hermann Pöschel était à la tête de la branche de la Société anthroposophique dans la ville de Plauen ; il a également rejoint le parti nazi en 1933. Otto Feyl était à la tête de la branche de la Société anthroposophique de la ville de Schweinfurt ; il a rejoint le parti nazi en 1940. Otto Thorwirth était à la tête de la branche de la Société anthroposophique de la ville de Gotha ; il est resté un membre du parti nazi durant tout le Troisième Reich. Hans Pohlmann était un ancien anthroposophe qui avait connu Steiner personnellement ; il a fondé la seconde école Waldorf en Allemagne en 1922, et était à la tête de la branche de la Société anthroposophique de Hambourg et président de l’association de l’école Waldorf locale. Pohlmann a également été membre du parti nazi. Hermann Mahle était un fonctionnaire Waldorf de premier plan dans les années 1930 et un membre de la Communauté des Chrétiens anthroposophique. Mahle était aussi un membre du parti nazi, et dirigeait le “Groupe des parents national-socialistes” à l’école Waldorf de Stuttgart, qui comprenait 53 membres du parti et 22 membres d’autres organisations nazies. Carl Grund était un anthroposophe depuis les années 1920 et un militant de premier plan dans le mouvement biodynamique. Dans les années 1930, il a travaillé comme fonctionnaire de l’association biodynamique et a été avant tout un porte-parole de l’agriculture biodynamique en Allemagne. Grund a rejoint le parti nazi en mai 1933 et a rejoint la SA en novembre 1933. En 1942, il a été fait officier SS, et promu en 1943 au grade de Obersturmführer SS en 1943.

Un jugement historique honnête de ce genre semble encore éloigné. Un exemple vraiment déconcertant de la réponse de Fant est sa tentative de réhabiliter le fonctionnaire SS Franz Lippert en le considérant comme un “humanitaire”. Je ne peux attribuer ce blanchiment des activités de Lippert à Dachau qu’à une notion profondément erronée de “bons nazis”. La focalisation exclusive de Fant sur le problème du comportement personnel de Lippert est profondément mal inspirée en tout cas, car elle ignore le fait beaucoup plus significatif que Lippert était une figure centrale dans l’intégration des principes anthroposophiques de la biodynamie dans les entreprises criminelles du système concentrationnaire des camps SS, mais même en ce qui concerne ses arguments sur le comportement individuel de Lippert, Fant s’est mal informé et par conséquent ses arguments sont biaisés. Fant cite plusieurs rapports positifs d’après-guerre sur la conduite de Lippert pour l’absoudre, mais ne parvient pas à mettre ces rapports dans leur contexte. Fant estime aussi que Lippert a été disculpé par “une commission de dénazification alliée.” C’est un grave malentendu qui indique à la fois l’ignorance des faits fondamentaux sur le cas spécifique de Lippert et les faits à la base des évaluations post-1945 des collaborateurs nazis en général.

L’audition de Lippert après la guerre, qui se termina par son acquitement en 1948, n’a pas été menée par une commission alliée de dénazification. Elle fut, plus exactement, menée par le système judiciaire civil allemand, qui a produit des milliers d’acquittements et absous toute une génération de fonctionnaires et collaborateurs nazis. Une étude approfondie et perspicace de ce système est désormais disponible : le livre de l’historien Harold Marcuse, Legacies of Dachau : The Uses and Abuses of a Concentration Camp (Cambridge 2001), la seule et meilleure source sur la réhabilitation d’après-guerre des gardes de Dachau et du personnel SS. Je pense que Fant ferait bien de lire attentivement le chapitre 3, “Les bons nazis”, en particulier. La perspective historique fournie par ces études est essentielle pour comprendre l’importance des déclarations d’après-guerre disant que Lippert et d’autres SS avaient traités leurs prisonniers avec bonté.

Marcuse décrit les moyens par lesquels les criminels de guerre SS ont été transformés en “sauveteurs” après la guerre par le même système judiciaire qui a acquitté Lippert (pp. 89-94, 104 5). Il oppose nettement ces tribunaux civils allemands aux très différents tribunaux de dénazification créés et dotés d’un personnel choisi par les autorités alliées. Les juridictions civiles allemandes appelées “Spruchkammer”, invoquaient régulièrement l’idée que les officiers SS qui ont bien traités les prisonniers étaient aussi moins coupables, et sur cette base ces jurys civils, à plusieurs reprises, ont acquitté des accusés qui étaient complices de multiples meurtres. Marcuse met en contraste de manière détaillée et réfléchie les deux procédures très différentes de dénazification sur ce point précis : tandis que les procès patronnés par les Alliés sur le modèle de Nuremberg ont rejeté explicitement l’idée, qu’avoir bien traité les prisonniers réduisait la culpabilité des officiers des camps de concentration, les tribunaux civils allemands ont adopté cette idée à fond. Dans la chambre d’appel qui a traité le cas de Lippert, les officiers SS et autres membres du personnel des camps nazis en furent quitte aisément. Selon Marcuse, “la plupart d’entre eux s’en sont tirés sans même une réprimande verbale.” Il continue (p. 93) : Avant la fin de 1947, le programme de dénazification n’a plus été pris au sérieux […] les chambres ont commencé à traiter automatiquement les cas restants, libérant des milliers d’internés fortement suspects sans audience au début du printemps 1948. “Marcuse caractérise ceci comme “la libération de militants nazis très fortement compromis.”(p. 94)

L’étude approfondie de Marcuse sur Dachau, le propre camp de Lippert, n’est pas la seule source utile sur le sujet que Fant a choisi d’aborder. Considérons l’excellente analyse de Karin Orth, “The Concentration Camp SS as a Functional Elite” in Ulrich Herbert, ed., National Socialist Extermination Policies (New York 2000), pp. 306-336. Orth examine les procès d’après-guerre d’officiers SS de niveau intermédiaire pour divers camps de concentration, en particulier ceux d’Allemagne proprement dite, en mentionnant spécifiquement Dachau (p. 328). Orth décrit avec perspicacité “l’aura de l’officier SS « convenable » et « correct », qui a prêté serment lors de nombreuses déclarations judiciaires”(p. 328). Elle continue : “Beaucoup de fonctionnaires détenus survivants ont témoignés en faveur des SS, afin de détourner l’attention de leur propre implication dans les crimes des SS”.(p. 328) Selon l’étude de Orth, certains anciens détenus “croyaient qu’un sentiment subjectif de la justice exigeait qu’ils témoignent que le commandant inculpé […] était relativement « convenable » et « correct » vis-à-vis d’eux aussi en comparaison de leurs prédécesseurs respectifs” (p. 328). Des procès d’après-guerre de ces officiers SS de camps de concentration ordinaires, elle écrit : “Seule une fraction se termina par une condamnation officielle”. (p. 329) Ce contexte historique est crucial pour comprendre le cas de Franz Lippert.

L’admiration de Fant pour Lippert est aussi difficile à concilier avec les preuves historiques concernant les conditions dans lesquelles les prisonniers étaient forcés de travailler sur les plantations biodynamiques de Lippert. Il y a une grande variété de sources sur ce sujet également, dont beaucoup d’entre eux de première main. Bien que ces sources ne nous disent rien sur au sujet du comportement personnel de Lippert d’une façon ou d’une autre, elles fournissent une perpective plus large sur les conditions dans les plantations biodynamiques qu’il supervisait. L’histoire officielle du camp de concentration de Dachau décrit la plantation comme un lieu “où de nombreux milliers de prisonniers ont travaillé par tous les temps, et où un grand nombre d’entre eux ont été fusillés ou noyés dans les fossés” — nullement une entreprise “humanitaire”. Une autre source approfondie décrit les détenus comme “dépérissant lentement” sur la plantation, et mentionne leur taux de mortalité élevé. Encore une autre analyse observe que “plusieurs centaines de prisonniers sont morts” dans la plantation de Dachau. Encore une autre rappelle les nombreux prisonniers qui “ont travaillé et sont morts sous la supervision d’officiers SS brutaux” sur la plantation.

Les témoignages oculaires détaillés et crédibles d’anciens prisonniers de Dachau confirment amplement cette sinistre description de la plantation biodynamique de Lippert. Un mémoire d’un ancien détenu de Dachau fournit un compte rendu de première main et assez poignant du travail sur la plantation. Un autre mémoire d’un ancien détenu fournit une description encore plus sombre de la plantation, précisant que des centaines de prisonniers “ont travaillé, souffert, et sont morts sur les champs de la célèbre plantation”. Encore un autre appelle la plantation “un gouffre mortel” et la “terreur de tous les prisonniers”. Ces comptes rendus sont corroborés par un autre témoignage oculaire. Un mémoire représentatif d’un autre ancien détenu raconte : “À Dachau les membres du clergé étaient affectés à l’un des commandos les plus difficiles, la plantation. La plupart de ceux qui y sont morts en 1942-1943 ont péri des méthodes de travail qui y étaient pratiquées. Des conclusions similaires sont appuyées également par des études a posteriori.

Cette accumulation massive de preuves jette de sérieux doutes sur la version de Fant des événements et de sa défense de Lippert. Mais les raisons mêmes de la position de Fant sur ce sujet sont très bancales. La recherche désespérée d’une sorte de propagande positive sur cet officier SS anthroposophe et garde d’un camp de concentration est trop révélateur de l’attitude des anthroposophes envers leur propre histoire de compromission durant le Troisième Reich. Contrairement à la représentation que Fant a de Lippert en tant que protecteur altruiste des victimes du nazisme, Lippert était en réalité personnellement engagé dans le nazisme. Il a produit des brochures biodynamiques pour les SS , et même ses amis anthroposophes ont été pris de court par la dévotion fervente de Lippert au mouvement de Hitler et de ses idéaux. Puisque les anthroposophes sont incapables de citer une seule personne de leurs rangs qui ont effectivement rejoint la résistance au régime hitlérien , ils en sont réduits à plaider, un demi-siècle après la libération des camps de concentration, qu’au moins l’anthroposophe Lippert était sympa avec ses prisonniers. Des témoignages individuels rassurants peuvent soulager la bonne conscience des anthroposophes d’après-guerre, mais ils ne peuvent pas détourner l’attention du fait central que le travail de Lippert faisait intégralement partie de l’emploi par les SS du travail d’esclaves pour promouvoir l’agriculture biodynamique. L’erreur de jugement de Fant au sujet de Lippert est un exemple typique de la dérobade de l’Anthroposophie face à sa propre histoire.

Une grande partie du restant de la réponse de Fant à mon article se compose d’affirmations non vérifiables sur la nature de la pédagogie Waldorf et le rôle des divers groupes ethniques au sein de l’Anthroposophie contemporaine. Je ne me considère pas compétent pour porter un jugement sur ces affirmations, mais elles me paraissent à la fois non pertinentes et non plausibles. Je dois, par ailleurs, être d’accord avec Fant que, comparé à lui, j’ai une définition “large” du racisme. Fant affirme, par exemple, que “le mot nègre était assez neutre à l’époque de Steiner”. Les termes raciaux ne sont jamais neutres ; quand ils sont utilisés dans des contextes racistes, tels que ceux des invectives de Steiner sur les Noirs et autres non-blancs, ce sont des termes outrageants et dénigrants. Il n’est pas question de “surinterpréter” les déclarations sans équivoque de Steiner, comme Fant le pense, mais de les situer dans leur contexte historique et idéologique. Bien qu’une grande partie des œuvres de Steiner sur des thèmes raciaux est une refonte de cosmologies occultes classiques, il est inutile de nier qu’il retombait parfois dans du pur racisme.

Sur une note finale amère, Fant répète aussi, comme si c’était un fait, la propagande raciste discréditée depuis longtemps concernant les “outrages de soldats noirs envers les femmes allemandes de la Ruhr”. En dehors du fait de confondre les occupations du Rhin et de la Ruhr (il n’y avait pas de troupes coloniales stationnées dans la Ruhr), Fant a été trompé par une campagne de quatre-vingt ans de désinformation. Ces rumeurs d’“outrages” ne sont pas simplement “une description exagérée” comme Fant le voudrait, mais étaient une invention de démagogues nationalistes allemands, et étaient tout aussi racistes que les histoires d’“outrages” similaires en Amérique du Sud au cours de la même époque. Les communications manifestement fallacieuses avaient déjà été exposées en 1921 par des opposants allemands de la propagande raciste (y compris féministes, socialistes, et autres), ainsi que par des journalistes anti-racistes dans d’autres pays qui s’opposaient simultanément à l’occupation. Les comptes rendus ont été étudiés de manière approfondie par les autorités alliées à l’époque et rejetés explicitement et sans équivoque. S’il est vrai, comme le suggère Fant, que cette propagande nationaliste allemande primitive était à l’origine des déclarations inadmissibles de Steiner au-sujet des troupes coloniales françaises, cela ne saurait guère atténuer le racisme de Steiner. La plus tristement célèbre de ces brochures de propagande commence en dénonçant “la souillure subie par la femme blanche en tant que telle” et affirme que “des jeunes filles ont été traînées dans la rue afin de satisfaire la convoitise bestiale des sauvages africains.” Il décrit les troupes coloniales comme des “barbares de couleur” ayant des “instincts animaux”, “des Noirs de la Côte-d’Ivoire de l’Afrique dont personne ne peut comprendre la langue, et qui n’ont appris que quelques bribes de français, des sauvages provenant de l’Afrique la plus sombre…” C’est le genre de chose que Rudolf Steiner a pris pour argent comptant. Il est doublement déconcertant que ses partisans continuent à le faire de nos jours.

Pour l’instant, toutefois, la leçon demeure non apprise. Historiquement, l’Anthroposophie est un corpus d’idées relativement jeune, un qui défend encore jalousement sa compréhension chérie en tant que doctrine ésotérique. Si l’Anthroposophie doit continuer à se développer comme une conception du monde et comme mouvement, alors ses pratiquants devront inévitablement, à un moment donné, se livrer à une réinterprétation substantielle de ses textes fondateurs. Une fois ce processus entamé, les anthroposophes commenceront enfin plus ou moins systématiquement à filtrer et neutraliser le racisme dans les œuvres de Steiner, tout comme les chrétiens, les musulmans, les juifs, les hindous et les autres ont tenter de ré-interpréter et à affaiblir les différents récits de violence ethnocentrique divinement approuvés qui entachent tant de textes sacrés. Mais l’Anthroposophie n’a pas encore atteint ce point ; elle est encore dans la phase de déni, de repli sur soi, d’élévation de remparts contre tout examen extérieur. C’est peut-être inévitable pour les doctrines ésotériques ; peut-être que la transition vers une attitude responsable et mature avec les origines de l’Anthroposophie ne peut se mettre en place qu’une fois que l’ésotérique cède la place à l’exotérique. En tout cas, les anthroposophes qui s’opposent sincèrement au racisme seraient bien avisés de sortir la tête du sable et de commencer à se confronter avec les aspects les moins agréables de l’œuvre de Steiner.

Göran Fant s’est ainsi laissé prendre au vaste ensemble subjugant des enseignements de Steiner, au point qu’il a permis à ses facultés critiques d’être frappées d’incapacité. Pour lui, la critique de Steiner ou de l’Anthroposophie n’est qu’une “campagne de diffamation”. Son refus de se confronter avec l’héritage ambivalent de l’Anthroposophie est typique de beaucoup trop d’anthroposophes contemporains. En effet, cette attitude défensive et évasive semble être plus fréquente chez les anthroposophes relativement tolérants. Il existe de nombreuses sources facilement disponibles qui décrivent et analysent le patrimoine réactionnaire de l’Anthroposophie ; les anthroposophes progressistes n’ont aucune excuse de continuer à les ignorer. La réponse de Fant n’illustre pas tant le déni de l’histoire que l’évitement de l’histoire, le refus de se confronter à un passé de compromis d’une manière digne et honnête. Jusqu’à ce que les anthroposophes surmontent cette abdication auto-disculpante de la responsabilité morale, leurs prétentions de présenter une doctrine éclairée et tolérante restera sans sincérité.

 

Post-scriptum sur l’éducation Waldorf

Compte tenu des nombreuses réponses d’anthroposophes vivement agacés par mes recherches, et en considération de la position de Fant comme enseignant Waldorf, il est sans doute préférable de répéter que je ne suis pas au départ un critique de la pédagogie Waldorf en tant que telle, mais un historien critique du mouvement anthroposophique. Mon scepticisme envers Waldorf provient en grande partie des éléments négatifs irréfléchis du passé et du présent de l’Anthroposophie. Puisque je suis, cependant, un partisan actif, participant parfois, au mouvement d’éducation alternatif, un certain nombre de lecteurs m’ont demandé mon point de vue sur l’enseignement Waldorf actuel. Alors que je me suis concentré sur l’Anthroposophie et le Waldorf du cours de la première moitié du siècle précédent, et particulièrement durant le Troisième Reich, plutôt que sur les tendances actuelles, et que par conséquent je ne suis pas spécialement familier du fonctionnement interne des écoles Waldorf d’aujourd’hui, j’ai cependant de nombreux doutes en ce qui concerne la pédagogie Waldorf. Mes préoccupations peuvent être résumées comme suit :

Une grande partie du mouvement initial Waldorf en Allemagne avant 1945 a été catégoriquement rejeté, et dans certains cas ouvertement ridiculisé, une variété de principes pédagogiques centralement alternatifs, tels que : des classes de petite taille et une large attention individuelle concomitante ; mettant l’accent sur le caractère différent unique de chaque élève en tant qu’individu ; encouragement de l’esprit critique et de la pensée indépendante ; une orientation internationale ; organisation démocratique du programme, des pratiques en classe, de la structure de l’école, et ainsi de suite. Souvent le mouvement Waldorf d’origine se définit lui-même comme opposé à de telles approches alternatives de l’éducation, rejetant ces approches comme non allemandes, spirituellement malsaines, et comme décadentes, et comme étant des exemples néfastes de la “réforme pédagogique internationale”.

Selon le modèle Waldorf d’origine, les enfants sont des êtres incomplètement incarnés dont le processus d’incarnation doit être supervisé par des enseignants formés par l’Anthroposophie. La pédagogie Waldorf, telle qu’élaborée par Steiner, est explicitement centrée sur l’enseignant, et non centrée sur l’enfant, et le professeur doit avoir un rôle expressément autoritaire au sein de la classe. Les facultés critiques de l’enfant sont mal vues et découragées. Les premiers dirigeants Waldorf ont aussi dénoncé l’individualisme avec véhémence, le qualifiant de non allemand et disant qu’il corrode la spiritualité authentique. L’approche originale Waldorf soutient que chaque enfant doit être catégorisé par un des quatre tempéraments, et que chaque enfant progresse en passant par les mêmes étapes immuables d’évolution personnelle basées sur les théories occultes de Steiner, et que ces étapes et tempéraments sont marqués par des caractéristiques physiologiques, exactement comme le niveau de développement spirituel de chaque âme est marqué par les prétendues caractéristiques raciales et ethniques du corps qu’elle occupe. Ces doctrines et pratiques sont au cœur de l’éducation Waldorf, comme cela a été originalement conçu et mis en œuvre.

Ces hypothèses sont, à mon avis, en contradiction non seulement avec des éléments importants de l’éducation alternative, mais avec pratiquement toute approche pédagogique responsable. Outre les méthodes d’enseignement autoritaires et inappropriées au développement, la taille des classes Waldorf sont également une préoccupation sérieuse ; la taille normale d’une classe à la première école Waldorf à Stuttgart, durant la vie de Steiner, était d’environ 40 élèves, avec même parfois certaines classes contenant 120 élèves, et en 1951, la taille moyenne des classes était de plus de 50 élèves. Ces chiffres ne sont pas seulement fortement en opposition aux orientations fondamentales du mouvement d’éducation alternative, ils sont aussi nettement plus importants que dans beaucoup d’autres écoles, publiques ou privées, à la fois en Amérique du Nord et en Europe.

Les préoccupations pédagogiques particulières Waldorf s’étendent parfois bien au-delà de telles questions banales, cependant. Considérons, par exemple, l’attitude classique Waldorf vis-à-vis des enfants gauchers. Dans ses conférences au sein de la première école Waldorf, Steiner soulignait que la gaucherie était inacceptable dans les classes Waldorf. Les lecteurs sceptiques en ce qui concerne cette affirmation peuvent consulter les conférences en question, facilement disponibles sous forme de livre, Rudolf Steiner, Konferenzen mit den Lehrern der Freien Waldorfschule in Stuttgart ; la série est disponible en anglais sous le titre de Faculty Meetings with Rudolf Steiner. Dans la conférence du 25 mai 1923, par exemple, Steiner a déclaré qu’être gaucher était une “faiblesse karmique”. (Steiner, Konferenzen mit den Lehrern der Freien Waldorfschule vol. 3, p. 58 ; voir aussi vol. 2, p. 92 – la conférence du 10 mai 1922 — sur le point de vue anthroposophique de la gaucherie en rapport avec le tempérament). Dans sa conférence du 18 décembre 1923, un enseignant signala à Steiner qu’un élève de la septième classe écrivait mieux avec sa main gauche qu’avec la droite, et Steiner a répondu qu’il fallait dire à l’élève qu’il ne pouvait écrire qu’avec la main droite. (Steiner, Konferenzen mit den Lehrern der Freien Waldorfschule vol. 3, pp. 109-110 ; les lecteurs intéressés peuvent consulter Rudolf Steiner, Die Erneuerung der pädagogisch-didaktischen Kunst durch Geisteswissenschaft, pp. 199-200). Cette pratique coercitive est hostile à une éducation libre et holistique, que Waldorf prétend représenter. Certains praticiens Waldorf continuent néanmoins à défendre cette pratique.

Un certain nombre d’écoles Waldorf actuellement, en Allemagne et ailleurs, ont modifié plusieurs de ces pratiques douteuses, et il y a sans aucun doute une large gamme de pratiques Waldorf courantes, avec certaines écoles s’attachant à un héritage relativement orthodoxe, tandis que d’autres sélectionnent plus librement une large palette d’enseignements de Steiner. Certaines écoles, au moins, semblent être plus ou moins délibérément arrivées à décider elle-mêmes de ce qu’il fallait conserver et rejeter de l’ensemble des préceptes traditionnels Waldorf. La plupart des caractéristiques esquissées ci-dessus, cependant, sont pour le meilleur ou pour le pire une grande partie de ce qui distingue Waldorf des différentes approches éducatives présentes de nos jours. Il me semble qu’il serait judicieux pour ceux qui souhaitent défendre les aspects positifs de Waldorf de prendre note de ces aspects problématiques, tout au moins, et d’essayer de tenir compte de ces caractéristiques lors de discussions à propos de l’éducation Waldorf dans son ensemble.

Des questions similaires se posent en ce qui concerne une série d’autres phénomènes caractéristiques de la pédagogie Waldorf. Quoique ces questions particulières peuvent ou non s’appliquer dans des écoles Waldorf déterminées, elles restent des éléments typiques de l’approche globale de la pédagogie Waldorf. Par exemple, un certain nombre d’écoles Waldorf européennes rejettent le football et l’éducation sexuelle pour des raisons anthroposophiques, tandis que certaines écoles d’Amérique du Nord rejettent les crayons noirs. De nombreux programmes de formation des enseignants Waldorf sont basés sur l’idée qu’il faut considérer l’enseignement Waldorf comme une mission karmique. Les écoles Waldorf allemandes ont actuellement un nombre extraordinairement faibles d’élèves “étrangers” et non-blancs, et contrastent très fort avec les écoles publiques en Allemagne aujourd’hui. Ces questions méritent l’attention de ceux qui se soucient de la viabilité, de l’accessibilité et de l’intégrité des initiatives éducatives non traditionnelles.

Il se peut que la préoccupation la plus sérieuse soulevée par les critiques de l’éducation Waldorf aujourd’hui (beaucoup d’entre eux ont fait l’expérience des anciennes écoles Waldorf) est que les écoles Waldorf sont toujours évasives au sujet des fondements anthroposophiques de leur pédagogie. Les écoles Waldorf en général minimisent fréquemment, nient, ou obscurcissent leurs origines anthroposophiques, tout en offrant aux parents potentiels, des informations désinformatives, et inexactes à propos de l’Anthroposophie. Dans une certaine mesure, c’est une réaction compréhensible de la part des enseignants, des administrateurs, et des admirateurs d’une institution publiquement visible qui repose fermement sur une vision ésotérique du monde ; la relation difficile entre l’initiation occulte et la sensibilisation du public continue à tourmenter le mouvement anthroposophique, que ce soit dans des contextes Waldorf ou des contextes biodynamiques ou autres. Ces facteurs peuvent contribuer à des taux anormalement élevés de défection et de changement dans de nombreuses écoles Waldorf. Le caractère spirituel et/ou religieux des croyances anthroposophiques présente également des difficultés légales pour certaines écoles Waldorf qui dépendent d’un financement public ou le souhaitent. Néanmoins, dans les sociétés laïques, il est particulièrement important pour des mouvements ésotériques, aussi paradoxal que cela puisse paraître à première vue, d’être aussi francs que possible, en proclamant ouvertement leurs objectifs et conceptions fondamentaux, et de faire en sorte que leurs principes de base puissent facilement être examinés. C’est particulièrement le cas lorsque l’éducation des enfants est en jeu.

Une préoccupation supplémentaire sérieuse concernant l’éducation Waldorf est le rôle possible des enseignements anthroposophiques sur la race et l’ethnicité dans les salles de classe Waldorf. Sur ce point, les preuves se contredisent selon les écoles Waldorf des différents pays, et de nombreux enseignants et défenseurs des écoles Waldorf semblent tout simplement ne pas être au courant des enseignements de Steiner au sujet des races. Cette ignorance est, au mieux, une épée à double tranchant, et laisse le problème sous-jacent sans réponse. Malheureusement, les tentatives de débat public sur cette question révèlent souvent un niveau troublant de complaisance envers la pensée raciste en tant que telle, et un manque de connaissance sur ce qu’est le racisme, et comment il fonctionne à la fois historiquement et aujourd’hui, parmi les fervents et les promoteurs de la pédagogie Waldorf. La question de savoir si et dans quelle mesure les conséquences persistantes de l’idéologie raciale continuent à fonctionner dans les salles de classe Waldorf demeure donc difficile à examiner, et encore moins à solutionner.

En outre, dans de nombreux cas, les défenseurs de l’école Waldorf — quand ils daignent traiter la question — affirment en insistant que, même si de tels cas se produisent, ils ne s’agit pas de mauvaises intentions de la part des enseignants Waldorf ou des penseurs Waldorf. Cette réponse révèle une compréhension désespérément naïve du racisme. De nombreuses formes de croyances racistes ne sont pas intentionnellement mauvaises, mais sont intégrées dans des orientations nobles, bénévoles, et compatissantes envers le monde. Ce type de pensée raciste est celui, dont l’héritage historique couvre la “mission de l’homme blanc” et les nombreuses formes d’idéologie raciale paternaliste, qui peut se trouver bien accueilli dans certaines écoles Waldorf et autres contextes anthroposophiques, où il peut perpétuer ses idées sur les races sous la bannière de la croissance spirituelle et de la sagesse. Ce genre de pensée raciste se propage plus facilement, précisément parce qu’il n’est pas lié des intentions consciemment mauvaises. Discerner ce genre de racisme — qui, en outre, a souvent des effets plus étendus et plus insidieux sur la vie réelle des personnes de personnes réelles que ne le fait le genre volontairement mauvais — signifie prêter attention aux croyances d’arrière-plan qui animent un projet comme l’éducation Waldorf, que ce soit parmi ses fondateurs ou ses continuateurs actuels.

Il n’est, hélas, historiquement, absolument pas rare de trouver de prétendus bien pensants se transformer en êtres malveillants, et dans le processus inspirant un nombre important de disciples, d’omettre d’examiner les concepts fondamentaux qui sont derrière leur projet particulier, tout inoffensif qu’il puisse paraître de prime abord. L’histoire du mouvement Waldorf avant 1945 montre un microcosme de ce processus complexe. Le mouvement Waldorf a commencé avec des intentions manifestement bonnes, et moins d’une décennie et demie après sa création, le mouvement s’est trouvé lui-même empêtré dans le nazisme, avec certains responsables Waldorf approuvant avec enthousiasme divers aspects du programme nazi. Réfléchir sur cette histoire peut nous aider à mieux comprendre comment de bonnes intentions, lorsqu’elles sont enroulées autour d’un noyau non reconnu et non examiné de valeurs raciales et ethniques, peuvent se laisser entraîner dans quelque chose que leurs fondateurs et promoteurs n’avaient pas envisagé et ne voulaient pas.

Sans nous attarder sur les détails, il est important de rappeler que des anthroposophes éminents et des porte-parole du mouvement Waldorf ont condamné ouvertement la République de Weimar et approuvé le Troisième Reich. Le système démocratique fragile de l’époque de Weimar a été mis en place par les opposants du nazisme et représentait tout ce que les nazis détestaient. Plusieurs fondateurs principaux du mouvement Waldorf étaient manifestement hostiles à la démocratie de Weimar, et certains d’entre eux considéraient la démocratie elle-même comme une aberration non allemande imposée à l’Allemagne par ses ennemis. Au cours de la période entre les deux guerres, de nombreux responsables Waldorf se méfiaient de la démocratie et sympatisaient avec des alternatives nationales et autoritaires. La tendance manifeste, parmi les militants et les anthroposophes du mouvement Waldorf des débuts, à dénigrer la démocratie naissante dans l’Allemagne de Weimar n’apparaît pas comme l’un des moments brillants du mouvement Waldorf, et c’est particulièrement frappant quand on examine le soutien enthousiaste, et exprimé publiquement, au régime nazi, durant une période remarquablement longue, par des éléments importants du mouvement Waldorf et par la direction anthroposophique.

Pour de nombreux partisans du mouvement Waldorf, cependant, soulever de telles questions, même d’une manière soigneusement contextualisée et nuancée, génère des réactions défensives extraordinaires ; ils croient manifestement que les historiens qui se penchent sur ces questions veulent tout simplement susciter un scandale. Cette attitude est essentiellement opposée à ma propre approche. À mon avis, ni les historiens, ni personne d’autre, ne devraient se tourner en premier lieu vers le passé pour découvrir des sujets suscitant du scandale. Au contraire, il nous faut rechercher des thèmes historiquement importants qui sont pertinents pour les préoccupations actuelles. À ce propos, l’histoire du mouvement Waldorf durant le Troisième Reich mérite une bien plus grande attention qu’il n’en reçoit habituellement, pas moins, et aussi une bien plus grande attention plus documentée, plus soigneuse et plus critique.

Il me semble que cela devrait être clair, même pour les lecteurs qui ne sont pas spécialement intéressés par le mouvement Waldorf, mais qui ont un sens élémentaire de l’histoire du vingtième siècle. Le mouvement Waldorf et le mouvement nazi étaient presqu’exactement contemporains ; ils sont apparus à la même époque et au même endroit et avec des similitudes culturelles et idéologiques importantes, et occasionnellement des participations personnelles communes. La même chose est vraie pour d’autres aspects de l’Anthroposophie, du mouvement biodynamique à la communauté des chrétiens. Les détails de ces relations conflictuelles sont complexes et parfois contradictoires. Malheureusement, cette complexité n’est pas reflétée dans ce que montrent publiquement les représentants du mouvement Waldorf actuel, et cela rend un mauvais service évident aux clients potentiels de l’éducation Waldorf.

Aux lecteurs qui soutiennent le mouvement Waldorf, ou qui sont impliqués dans des projets Waldorf d’une certaine manière, il peut être important de dire, explicitement et de façon concise, que l’histoire de votre mouvement sous le régime nazi est complexe et ambivalente, et ne constitue pas à mon avis quelque chose dont vous, ou les autres participants du mouvement Waldorf, devriez être obligés d’avoir personnellement honte. C’est cependant, quelque chose sur quoi vous feriez bien vous-mêmes et vos collaborateurs de vous renseigner. Telles que sont les choses maintenant, cela signifiera condidérer d’un point de vue sceptique ce que le mouvement Waldorf courant affirme au sujet de cette période historique, et d’examiner les sources non-Waldorf et non-anthroposophiques pour avoir une information plus approfondie de cette partie du passé du mouvement Waldorf.

Je serais heureux si mes recherches fournissaient une occasion aux admirateurs de l’éducation Waldorf de réfléchir à cette histoire controversée et de prendre ses leçons au sérieux. Ce qui est inquiétant à propos de l’échec continu du mouvement Waldorf à prendre en compte l’héritage racial de l’Anthroposophie n’est pas que les écoles Waldorf au XXIe siècle vont commencer à pondre de jeunes petits Hitler ; Ce qui est inquiétant c’est que les partisans et les sympathisants Waldorf peuvent inconsciemment contribuer à préparer un terrain idéologique pour un autre changement imprévu dans un domaine culturel plus étendu, où les notions de supériorité et d’infériorité raciales et ethniques pourraient à nouveau prendre une signification spirituelle qui permettrait beaucoup trop aisément de passer à la pratique dans un contexte social et politique différent. Pour cette raison, entre autres, j’encourage vivement ceux qui sont impliqués dans les initiatives Waldorf de jeter un autre regard sur l’histoire de leur mouvement et sur ses doctrines centrales.

 

 

Traduction : Jean-François Theys, du 29-12-2015

Source : http://social-ecology.org/wp/2009/01/the-art-of-avoiding-history-2/

Email : info@social-ecology.org

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Un commentaire pour Le négationnisme historique des anthroposophes, par Peter Staudenmaier

  1. Tibonum dit :

    Impressionnant! Un pavé dans la mare. Je le trouve au travers de son analyse presque plus « diffamant » que vous. La pédagogie Waldorf a du évoluer depuis 100 ans bien sûr. Mais ce qu’elle montre c’est qu’elle repose comme les grands monothéismes sur des écrits qui sont libres d’interprétation (il y a presque du négationnisme chez les anthroposophes actuels). On peut critiquer l’éducation nationale, sont but est d’évoluer en prenant en compte les erreurs et les succès du passé, elle ne repose pas sur des écrits figés. En ce sens les écoles Steiner-Waldorf se doivent de montrer patte blanche, ce ne sont pas des écoles alternatives, ou sinon toutes les écoles qui enseignent le catéchisme ou autre devraient se réclamer d’être alternatives aussi.

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