Pierre Rabhi, Laudato Si’ et l’Anthroposophie

Un concert de louanges s’est élevé dimanche 4 décembre au soir à l’annonce de la mort de Pierre Rabhi, célébré comme visionnaire et fondateur de l’agroécologie. Pourtant, au-delà de quelques polémiques sur ses propos contre le mariage homosexuel, cette œuvre est entachée d’un problème plus profond encore : l’anthroposophie, nébuleuse étroitement surveillée par la Miviludes pour ses possibles dérives sectaires.

Une tribune signée par de nombreuses personnalités et publié dans le journal Reporterre, qui s’était déjà mobilisé il y a quelques années pour faire signer une pétition en faveur de l’anthroposophie, affirme qu’on ne peut reprocher à Pierre Rabhi d’avoir été anthroposophe ni suspecter les Colibris d’être un mouvement sectaire proche de cette mouvance. Cependant, le lien entre les Colibris, Pierre Rabhi, les écoles Steiner-Waldorf et l’anthroposophie figure bien en toutes lettres dans le rapport de la Miviludes de l’année 2016.

Car Pierre Rabhi était bien un proche des anthroposophes. Certes, il n’était pas un anthroposophe encarté à la Société Anthroposophique – très peu le sont – mais il a tout de même été très proche de ces derniers, au point d’épouser leurs thèses, au moins à certains moments de sa vie. L’un de ses premiers livres, Du Sahara aux Cévennes, montre indéniablement cette proximité. Dans sa jeunesse, le Docteur Pierre Richard, éminent anthroposophe, lui avait en effet enseigné la Biodynamie, cette agriculture qui prétend guérir la Terre à l’aide « préparations » basées sur la récupération d’organes animaux (crânes de chats domestiques, vessies de cerfs, mésentères de veaux, cornes de vaches, etc.) qui ont tout de rituels magiques, pour ne pas dire de sorcellerie.

Mais son engagement pour l’anthroposophie ne s’est pas limité à la Biodynamie ! Pierre Rabhi a en effet soutenu activement le mouvement des écoles Steiner-Waldorf et s’y est même impliqué personnellement, y donnant régulièrement des conférences. Au cours de celles-ci, il développait des idées proches des théories anthroposophes, mais avec un autre vocabulaire, ce qui permettait aux professeurs de parfaire l’endoctrinement insidieux auquel ils se livraient auprès de leurs élèves, en leur montrant qu’une personnalité éminente, “extérieure” à leurs cercles, venait confirmer leurs dires. Rabhi ignorait-il cette convergence entre ses propres idées et les siennes ? A mon sens, c’est peu probable, puisqu’il indique lui-même avoir lu Rudolf Steiner. Et si c’était le cas, ce serait la preuve d’un manque total de vigilance intellectuelle de sa part.

Quelles sont ces idées de l’anthroposophie que Pierre Rabhi a ainsi contribué à conforter en y accolant les siennes lors de ces conférences dans les écoles Steiner-Waldorf ? Tout tourne autour de sa vision de la Terre. Selon la doctrine anthroposophique, il n’y aurait pas un, mais deux enfants Jésus. A l’âge de 12 ans, ils auraient fusionné et, à 30 ans, auraient été rejoints par une subtile entité descendue du Soleil. Lors de la Résurrection, ce Christ cosmique se serait uni à la Terre, provoquant le premier phénomène connu de radioactivité : une désintégration de la matière qui permettra à notre planète de se réincarner sous une nouvelle forme où trois races humaines se superposeront (voir le Cinquième Evangile et La science de l’occulte de R. Steiner).

Ainsi, lorsque Pierre Rabhi parlait de la « Terre-Mère » aux élèves des écoles Steiner-Waldorf (comme il m’a été donné d’en être témoin lorsque j’étais moi-même professeur Steiner-Waldorf et anthroposophe), il confortait dans l’esprit des élèves de ces écoles une idée qui leur est inculquée insidieusement lors de leur scolarité : celle d’une planète bleue qui serait une sorte d’organisme christique géant, un animal gigantesque qui vit, respire, a des emotions et même des pensées. Le problème n’est pas pour moi qu’il ait cru ou qu’il n’ait pas cru – ou cru à moitié – à ces idées farfelues des anthroposophes. Toute croyance est respectable, y compris celles de l’anthroposophie. Le problème est que – en sachant ce qu’il faisait ou non – il les cautionnait dans un cadre scolaire, où celles-ci n’avaient rien à faire, au mépris des parents qui n’y avaient pas mis leurs enfants pour qu’on les y sensibilise à une doctrine occultiste.

On pense généralement que la « sobriété heureuse  » serait l’une des idées les plus pertinentes de Pierre Rabhi. Cette expression a même été reprise sous la plume du pape François dans son encyclique Laudato Si’. Mais une même expression peut avoir un sens bien différent selon celui qui l’exprime. Ainsi, une étude attentive du livre Vers la sobriété heureuse (Actes Sud, 2013) révélerait selon moi de grandes similitudes avec le projet politique des anthroposophes. En particulier ce qu’ils nomment « la loi sociale fondamentale ». Celle-ci invite chacun à un renoncement maximal de sa consommation personnelle, au profit d’une communauté conçue comme supérieure aux individus et pouvant leur imposer ce que doivent être leurs besoins. C’est la logique même d’une secte : 

« La communauté dans son ensemble se porte d’autant mieux que chaque individu qui la compose renonce le plus possible à la satisfaction de ses propres besoins, tandis que lui-même se soucie le plus possible de la satisfaction des besoins des autres membres de la communauté. » (R. Steiner, GA 34)

Il s’agit ici d’un renoncement radical à soi-même qui n’est pas un libre don de soi. C’est un sacrifice dont l’exigence pèse sournoisement sur tous, comme cela se pratique dans les écoles Steiner-Waldorf, où l’égalisation des salaires par le bas, par exemple, est souvent obtenue par la culpabilisation des récalcitrants.

« Moi dans la Communauté, 

Et la Communauté en moi. »

dit le mantra d’ouverture récité cérémonieusement  au début de chaque réunion des professeurs dans ces établissements scolaires, sanctifiant la dissolution de l’individu au sein du groupe. De même dans le mouvement Camphill (des fermes biodynamiques servant de structures de soins pour des enfants handicapés), où il faut aller quémander auprès des dirigeants lorsqu’on a des besoins qui excèdent ce qui est fourni, comme une simple paire de chaussures, ainsi que je l’ai vécu lorsque j’y ai travaillé. C’est ce qui me conduit à penser que les stages agricoles organisés par Pierre Rabhi, où les stagiaires devaient payer pour venir travailler dans son exploitation, relevaient d’une même logique.

Chez les anthroposophes, le renoncement est ainsi imposé au cours d’un processus où l’individu n’est plus lui-même, dépossédé de son libre-arbitre, coupé de sa famille et de ses proches, éloigné de la société pour vivre dans un milieu à part, avec ses propres écoles, sa médecine, son agriculture, ses banques, ses arts, ses vêtements, etc. Au contraire, la sobriété heureuse dont parlait le Pape François est acceptée librement :  

« La sobriété, qui est vécue avec liberté et de manière consciente, est libératrice. »

C’est toute la différence entre une secte qui veut nous couper du monde et une religion qui ne cherche pas à nous en retirer, mais voudrait nous aider à y accomplir notre destinée parmi nos semblables.

En écrivant ceci, je ne cherche pas à porter tort à une personnalité qui vient de disparaître. J’interviens pour que la vérité soit faite à son sujet. Pierre Rabhi a cru à l’anthroposophie, au moins en partie à certains moments de sa vie, et a consolidé des institutions qui en sont issues. Il a promu – naïvement ou sciemment – un courant occultiste pseudo-chrétien utilisant (notamment) l’écologie et l’éducation comme moyen de diffusion, afin de donner naissance à une nouvelle civilisation. Cette écologie-là ne mérite aucun avenir !

Grégoire Perra

A propos gperra

Professeur de Philosophie
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