Notation et évaluation des élèves dans les écoles Steiner-Waldorf

Les écoles Steiner-Waldorf revendiquent une certaine spécificité en matière de notation et d’évaluation des élèves. Cette pédagogie prétend en effet assouplir la logique trop coercitive de la notation, en vigueur dans les établissements traditionnels, afin de soustraire les élèves à l’esprit de compétition nocif qui règnerait dans les institutions classiques. Cette prétention fait une forte impression sur les parents d’élèves, dont certains ont pu constater les dégâts d’une logique de la notation trop intensive opérée sur leur progéniture. Ainsi, de nombreuses familles se tournent vers les écoles Steiner-Waldorf, séduites par leur discours au sujet d’une absence de notation des élèves, visant à favoriser leur épanouissement, ou de notations progressives précédées d’évaluations. Dans son écrit de septembre 2012 intitulé « Contribution de la Fédération des écoles Steiner-Waldorf en France dans le cadre de la concertation pour la refondation de l’école de la République« , la Fédération en question propose d’abandonner la notation au profit de l’annotation (au moins dans le primaire) et de « remplacer la compétition par la coopération ». Elle précise :

« La note ne mesure pas la véritable intelligence et encore moins le potentiel de création. Elle incite l’élève débrouillard à des stratégies exclusivement tournées vers le résultat connu d’avance et attendu de lui, évitant ainsi la recherche patiente et l’effort de pensée dont le résultat n’est, lui, jamais connu d’avance. Elle décourage durablement l’élève en difficulté, l’enferme dans une spirale d’échec et occasionne là aussi un problème de santé publique. (…) Nous proposons que chaque professeur soit incité à annoter de façon développée les devoirs et travaux d’élèves et encouragé à abandonner les statistiques inutiles et dévoreuses de temps. Qu’il intéresse ses élèves aux créations de ses camarades, qu’il privilégie les défis individuels plutôt que la concurrence entre les personnes, qu’il abandonne les classements nécessairement réducteurs induits par la notation et loin de la réalité de terrain puisque de plus en plus, le travail et la recherche se font en équipe et en réseau. La notation reflète souvent un pseudo-acquis provisoire, l’annotation donne au professeur la possibilité d’encourager à la transformation ; la notation est toujours normative, l’annotation peut être formative. » (paragraphe 5)

A première vue, une telle proposition semble audacieuse, voire iconoclaste. Ce beau discours semble bien argumenté. Il s’étaye sur des citations de Peter Gumbel ou de Paul Valéry (plutôt que de Rudolf Steiner, cité de manière systématique et exclusive, comme c’est la coutume au sein des écoles Steiner-Waldorf). Il vise à donner l’impression d’un positionnement pédagogique fort reposant sur des convictions ancrées. Il se revendique de valeurs puissantes comme celles du respect de l’individualité des enfants, de la protection de leur sensibilité, etc. Voire même de l’intégrité de leur psychisme ! Et l’auteur de ces lignes pousse le bouchon jusqu’à se positionner en défenseur de la « santé publique », dans l’intérêt général de la société. Quel toupet, quand on sait que les pédagogues-anthroposophes n’ont bien souvent aucune estime pour la société dans laquelle ils vivent, la qualifiant de « monde extérieur », en voie de décadence et de perdition, auquel seule une civilisation anthroposophique pourrait apporter le Salut ! Certes, une réflexion générale sur la place et l’importance de la notation au sein des processus d’apprentissage serait sans doute quelque chose d’important à mener. Mais, en réalité, venant de la Fédération des écoles Steiner-Waldorf, il s’agit d’un écran de fumée ! Car cette volonté de leur part d’alléger – ou même d’abandonner – la notation ne repose pas, selon moi, sur des principes pédagogiques, mais sur des visées de manipulation des esprits des enfants, dans le cadre d’une logique sectaire. En effet, l’étude des directives données par Rudolf Steiner, le fondateur de cette prétendue pédagogie, au sujet de la notation des élèves révèle nettement leur caractère suspect, comme j’ai eu l’occasion de le montrer dans une précédente étude. C’est pourquoi j’ai pensé utile de proposer ci-après une republication isolée de l’un des paragraphes de cet article. Ce travail commence par la citation des directives données par Steiner lui-même aux enseignants Steiner-Waldorf :

« – Rudolf Steiner : (…) Ces bulletins, dans la mesure où les prescriptions en usage l’autorisent, ne doivent parler des enfants que d’une façon générale. L’élève doit être caractérisé, et c’est seulement quand une discipline est particulièrement remarquable qu’il faut la mentionner. Les appréciations doivent être aussi bonnes que possibles, et au moment du passage dans la classe supérieure, on doit faire aussi peu que possible mention de niveaux différents. Lors de l’entrée dans une autre école, il faut fournir les éléments de contrôle exigés. » (Extrait page 139)

« – Rudolf Steiner : Je voudrais maintenant vous demander si nous établirons à nouveau les bulletins comme l’an dernier. Rédiger ainsi les bulletins est une bonne manière. Exactement comme l’année dernière.

– X : Nous les avons rédigé de manière optimiste.

– Rudolf Steiner : (…) On repoussera beaucoup de gens si l’on formule les phrases de manière trop sévère. (…) Exprimer de manière positive même les défauts. » (Extrait page 348)

Éléments d’explication : Ceux qui ont déjà eu une fois entre les mains un bulletin scolaire rédigé par un professeur de classe Steiner-Waldorf et ses collègues auront sans doute été frappé par le fait qu’on n’y trouve aucune notion de niveau scolaire, ni d’acquisitions de compétences, ni de résultats, mais une sorte d’étrange portrait psychologique de l’élève, souvent dithyrambique. En France, les parents ayant poussé à ce que les bulletins correspondent davantage aux normes standards attendues, on ne trouve plus guère de bulletins Waldorf absolument purs, en ce sens que quelques notations y sont désormais introduites. Cependant, la logique qui préside à leur rédaction est restée la même. Quelle est cette logique et quels sont ses effets ? La consigne fournie ici par Rudolf Steiner nous permet de l’appréhender. Elle consiste à considérer les bulletins Steiner-Waldorf comme quelque chose de radicalement différent des bulletins traditionnels. On ne note pas l’élève, on ne mentionne pas les différentes matières, on dresse un portrait psycho-spirituel général le plus élogieux possible de ce dernier, etc. Exactement comme le préconise ici Steiner.

Comme on le voit dans cet extrait, cette méthode n’est pas sans arrières-pensées mercantiles, puisqu’il s’agit de « ne pas repousser » les parents par des appréciations négatives sur leurs enfants. En effet, j’ai souvent pu observer, en tant que professeur-Waldorf, à quel point les parents étaient flattés par ce que les professeurs écrivaient au sujet de leurs enfants sur les bulletins. Ils avaient l’impression que leur progéniture était exceptionnelle. Quel parent peut résister à ce genre d’apologie de la chair de sa chair ?

Bien évidement, cette manière de procéder pose souvent un problème lors du départ d’un élève vers une autre institution scolaire. Steiner dit à ce sujet de « fournir les éléments de contrôle exigés ». En clair, il demande aux professeurs, qui ne se sont jamais souciés réellement du niveau scolaire de leurs élèves, puisque tel n’est pas l’objectif de cette « pédagogie », d’inventer de toutes pièces des documents afin de les transmettre aux autres institutions scolaires qui en font la demande pour accueillir le nouvel arrivant. C’est la raison pour laquelle, aujourd’hui encore, lorsqu’un élève quitte une école Steiner-Waldorf pour réintégrer le circuit scolaire ordinaire, les professeurs Steiner-Waldorf rechignent à remplir des bulletins où ils doivent introduire des appréciations qu’ils n’ont pas l’habitude de fournir, et mentionner des notes qui ne correspondent en fait à aucune évaluation effectuée. Mais comme il faut bien se plier à cette exigence – s’il ne sont pas parvenu à convaincre l’élève et/ou ses parents de rester – ils doivent fournir les pièces nécessaires. Ils n’ont donc pas d’autre solution que de « fabriquer » ex-nihilo des bulletins traditionnels, avec des évaluations classiques improvisées. Parfois, certains professeurs ont si peu l’habitude de ce genre d’exercice qu’ils sont totalement désemparés.

Comment les professeurs Steiner-Waldorf s’y prennent-ils ? Lorsque j’ai travaillé dans ces écoles, je me suis bien vite aperçu que les bulletins « normaux », avec des notes, rédigés par les professeurs Steiner-Waldorf en plus des bulletins « Waldorf », étaient bien souvent excellents : les élèves avaient des notes très élevées et de remarquables appréciations. Pourtant, cela ne correspondait absolument pas à leurs niveaux réels. Car ces élèves travaillaient très peu, les professeurs étant tellement occupés par les diverses réunions de la vie de l’école qu’ils n’avaient tout simplement plus le temps de leur donner des devoirs et de les corriger. Mais les professeurs, dans un soucis de cohérence interne que l’on peut comprendre, avaient voulu faire ressembler les bulletins normaux aux bulletins Waldorf. Lors du passage des épreuves du baccalauréat, presque tous les élèves avaient mention favorable ou très favorable, en vue de leur donner le coup de pouce nécessaire à l’oral. Mais cela posait de graves problèmes, car les enfants et leurs parents étaient persuadés que les très bonnes notes inscrites sur les bulletins normaux correspondaient à un niveau réel. Quels n’étaient pas leur désenchantement et leur colère lorsqu’ils s’apercevaient que ces appréciations et ces notes élogieuses étaient factices ! Le problème apparaissait notamment lorsque, voyant ces bons bulletins, certains parents du Collège allaient trouver les professeurs pour leur faire part de leur intention de scolariser prochainement leurs enfants dans le système scolaire normal, puisque leur niveau acquis le leur permettait désormais. Voici un exemple d’une scène à laquelle j’ai assisté, montrant ce qui peut se produire dans ce genre de cas de figure où le parent vient trouver le professeur après avoir reçu l’excellent « bulletin normal » de son enfant :

« – Bonjour Jean-Pierre, tu vas bien ? (dans les institutions Steiner-Waldorf, il n’est pas rare que les parents tutoient et fassent la bise aux professeurs de leurs enfants en les rencontrant chaque matin, comme s’il s’agissait d’une grande famille). Dis-moi, le dernier bulletin de mon fils étant excellent, je me suis dis que ce serait le moment de l’envoyer dans le système public. Tu sais que son projet est d’intégrer une section sport-études. Rien ne s’y oppose je crois.

Le professeur en question se montra alors très embarrassé et répondit :

– Oui il a un bon bulletin, mais tu sais il va avoir du mal dans le système traditionnel…

– Tu plaisantes ! répondit le parent. Je ne comprends pas comment mon fils pourrait avoir des difficultés dans le système scolaire traditionnel avec une moyenne générale de 14/20 !

– Oui, c’est vrai, on lui a mis 14, mais tu comprends… En fait il n’a pas vraiment 14 ! Il a 14 oui,  mais ici, à l’école… Il n’aurait pas forcément 14 ailleurs… Tu comprends ?

– Non, je ne comprend pas !

– Enfin, tu sais bien…., lui répondit le professeur Steiner-Waldorf de plus en plus embarrassé. On lui a donné 14 de moyenne générale parce qu’ici c’est un bon élève et qu’on pensait qu’il allait rester à l’école. Mais si tu le mets maintenant dans le système normal, il n’aura pas 14 ! Il va se planter, ça va  être trop dur pour lui car il n’a pas le niveau. Tu saisis… ?

– Comment peut-il se planter et ne pas avoir le niveau avec 14 de moyenne générale !? s’exclama le parent. Il a 14 ou il n’a pas 14 ???

– Oui il a 14, mais ici… Enfin bon, je t’aurais prévenu… ajouta le professeur avant d’esquiver la suite de la conversation. »

Les parents retirèrent l’enfant de l’école et découvrir qu’effectivement, leur fils eut toutes les peines du monde à intégrer une scolarité normale. Même la façon dont il avait appris les mathématiques était différente des mathématiques enseignées dans le public. Les termes qu’il avait appris étaient un jargon propre à la pédagogie Steiner-Waldorf et non aux mathématiques, pourtant universelles. « C’est le roi comme ça ! » s’exclamait l’enfant quand on lui parlait des divisions, faisant le geste d’un roi tenant un sceptre avec ses deux poings fermés pour partager son royaume avec ses enfants (les poings serrant le sceptre imaginaire formant les deux points de la division), face à son nouveau professeur incrédule. J’ai retranscrit ce dialogue, car il est révélateur du fond du problème, à savoir que Rudolf Steiner a voulu faire en sorte que le système d’évaluation propre à sa « pédagogie » ne corresponde à aucune norme scolaire extérieure. Il n’a pas compris – ou pas voulu comprendre – que l’évaluation est de fait une mise en relation d’un élève et d’une institution scolaire particulière avec l’ensemble du système éducatif d’une société ! Qu’est-ce que noter, sinon introduire un élément d’objectivité externe dans le travail effectué, et de distance dans le rapport pédagogique qui s’est tissé entre le professeur et l’élève ? Évaluer les élèves est au contraire, pour Steiner, une démarche superflue qui devrait surtout demeurer une sorte d’affaire privée entre le professeur et ses élèves. Il le dit d’ailleurs très clairement dans une des dernières conférences de Nature Humaine :

« Le maître devrait se dire : à quoi bon faire passer un examen à cet enfant ? Je l’ai eu constamment sous les yeux, et je sais parfaitement ce qu’il connaît et ce qu’il ignore ! » (Rudolf Steiner, Nature Humaine, Ed. Triades, page 233).

A mon sens, cette logique pédagogique est une aberration ! Elle représente une dangereuse clôture de l’enseignant avec ses élèves dans une intimité où n’interviendrait aucune mise à distance, aucun recul permis par l’entremise d’un tiers extérieur.

N’est-ce pas précisément une logique que l’on ne peut que qualifier de dérive sectaire, en ce sens où nous voyons comment est consommée la coupure entre l’école Steiner-Waldorf et les normes de la société ? Steiner montre ici en effet clairement qu’il voulait faire coexister, sans contact entre elles, la logique des bulletins en vigueur dans le système scolaire traditionnel et la logique des bulletins appliquée dans le système scolaire Waldorf. Il y a des bulletins Waldorf et des bulletins normaux. Mais il n’existe aucune passerelle entre ces deux logiques différentes, si bien que le professeur Steiner-Waldorf n’a pas d’autres solutions, lorsqu’un élève part pour le système scolaire ordinaire, que de tricher et d’inventer des bulletins qui ne correspondent à rien. Dans certaines écoles où j’ai travaillé, la schizophrénie entre les deux logiques étaient telle que les professeurs Steiner-Waldorf en étaient venu à rédiger en même temps deux types de bulletins : le Waldorf et le normal. Tout deux étaient remis aux parents, qui étaient complètement perdus. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les écoles Steiner-Waldorf font tout pour empêcher leurs élèves de partir, car ils savent que la confrontation avec le système extérieur est impossible, sauf lors de certains paliers qui permettent quelques équivalences, c’est-à-dire de sauver les apparences.

A ce sujet, nous pouvons évoquer la question de la réussite des élèves au Baccalauréat en France. Les parents qui se renseignent à ce sujet voient en effet affichés des taux de réussite absolument remarquables pour certaines écoles. Mais il y a une chose qu’ils ne prennent pas en considération, car il est difficile de la connaître si l’on n’est pas au coeur du système. Les taux de réussite au Baccalauréat sont en effet calculés sur les élèves inscrits jusqu’à la dernière année dans la scolarité Steiner-Waldorf (12ème). Ils ne prennent pas en compte les élèves qui quittent en cours de route l’école, par exemple en Seconde, ou avant. Or le pourcentage de ces élèves, d’après mon expérience, peut être très important. Dans ma propre classe de l’école de Verrières-le-Buisson, tandis que nous étions encore une classe d’une trentaine d’élèves en 11ème (Seconde), nous n’étions plus que douze en 12ème (Première). Cette hémorragie soudaine n’était pas, la plupart du temps, le fait des élèves ni de leurs parents, mais le résultat d’entretiens systématiquement organisés au cours desquels on avait poussé vers la sortie les mauvais élèves. Ceci explique pourquoi le taux de réussite de ma classe au Baccalauréat avoisinait les 100% : tous les éléments susceptibles de le faire baisser avaient été préalablement écartés en amont. De même, dans une autre école Steiner-Waldorf où j’ai travaillé, on divisait en deux les classes à partir de la Seconde. Les « bons » formait un groupe auquel on donnait ses chances au Baccalauréat. Les autres entraient sans le savoir dans une sorte de « voie de garage » dont la sortie prématurée de l’école était la clef. On me demandait ainsi d’assurer les cours de Français de ces élèves, alors que je n’avais aucune des compétences requises, ma spécialité étant la Philosophie. Ainsi, on comprends pourquoi les écoles Steiner-Waldorf peuvent afficher de tels taux de réussite au Baccalauréat : sur un échantillon des 10 meilleurs élèves d’une classe qui en comptait 30 à l’origine, il est facile d’obtenir 90% de succès. Mais en réalité, seuls 9 sur 30 auront réussi. Les autres auront quitté auparavant le circuit traditionnel pour s’engager, tantôt dans des filières professionnelles, tantôt pour avoir leur Baccalauréat en intégrant l’Éducation Nationale et en redoublant plusieurs fois si nécessaire.

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Professeur de Philosophie
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