Le harcèlement moral des professeurs dans les écoles Steiner-Waldorf

Je publie ici de manière isolé un passage d’un article déjà paru sur mon blog : Extraits édifiants des Conseils de Rudolf Steiner aux professeurs de la première école Steiner-Waldorf. Cet extrait tente en effet de faire la lumière sur les pratiques de harcèlement moral au sein de ces institutions issues de l’Anthroposophie, en particulier les écoles Steiner-Waldorf, dès lors qu’une personne qui y exerce ses fonctions est soupçonnée de prendre ses distances à l’égard de la doctrine anthroposophique et du mode de vie des anthroposophes, c’est-à-dire le dévouement corps et âme aux institutions du « mouvement anthroposophique ». On s’apercevra notamment que loin d’être une pratique isolée qui serait le fait de l’une ou l’autre école, ces actes abjects proviennent de directives que Rudolf steiner a donné à ses disciples pédagogues. Ces dernières furent mises en place à l’occasion d’un licenciement voulu par le Maître et dont les Conseils » portent la trace écrite, valant comme modèle à suivre pour les directions des écoles Steiner-Waldorf dans toutes circonstances similaires :

« – Rudolf Steiner : Il s’agit du fait que le professeur responsable des ateliers que nous avions jusqu’alors n’a pas pu réaliser ce que l’on attendait de lui. Il faut donc penser à le remplacer. (…) Je ne sais pas dans quelle mesure tout le monde est au courant (…)

  • X : Y-a-t-il des raisons de l’exclure en tant que personne, ou bien pourrait-on l’employer à un autre endroit, par exemple à la bibliothèque ?

  • Rudolf Steiner : N’est-ce pas, il est difficile de tout résumer en une formulation claire et nette. Je crois qu’il lui est difficile d’adhérer à tout l’esprit de l’école parce qu’il n’a pas encore pour cela l’esprit en lui. (…) Cette personne se croit poète, mais il se fait énormément d’illusions. Il me fait de la peine, parce que je crois qu’il va développer un fort ressentiment. (…) Il est terriblement difficile de laisser la pitié jouer un rôle dans un domaine où l’objectivité est indispensable. (…) J’avais l’impression que c’était l’opinion de tout le collège ; j’ai pensé au début que c’était décidé. Mais je vois maintenant qu’il n’en va pas ainsi ; il est donc bon que nous nous soyons entretenus et que nous ayons appris qu’il n’en allait pas ainsi. » (Extrait page 237)

Éléments d’explication : Ce conseil du vendredi 30 juillet 1920 statut sur une procédure de licenciement. Il s’agit du premier professeur Steiner-Waldorf à être renvoyé par ses collègues. Il y en aura tant d’autres ! La manière dont les choses se passent et ce qui est dit alors doit nous intéresser, car tout y est hautement révélateur de traits caractéristiques de la pédagogie Waldorf dans ce cas de figures.

Tout d’abord, Rudolf Steiner commence par énoncer une décision qu’il estime déjà prise, à partir d’un constat déjà validé (« Il faut donc penser à le remplacer »). Cependant, aucun précédent conseil ne semble avoir été consacré à ce problème. De fait, la chose semble s’être réglée dans les couloirs entre certaines personnes qui ont pris la décision sans en référer aux autres. Celles-ci veulent maintenant l’entériner. « Je ne sais pas dans quelle mesure tout le monde est au courant » : tout semble s’être décidé en catimini. Puis la rumeur de ce projet de licenciement paraît avoir gagné tout l’établissement. En effet, d’après mon expérience, c’est bien souvent de cette manière que les décisions de licenciements sont prises dans les écoles Steiner-Waldorf : quelques professeurs très influents et hauts placés prennent la décision ensemble, en parlent à d’autres afin de les convaincre, et ne viennent porter la proposition au Collège des professeurs que lorsqu’ils sont assurés de l’emporter. Parfois, la rumeur atteint les oreilles de l’intéressé avant même que la décision ne soit actée, le ou la plongeant dans des abîmes d’anxiété épouvantables.

Nous assistons ensuite à un exposé, par Rudolf Steiner, des motifs de cette proposition de licenciement. Ceux-ci sont pour le moins étranges. Steiner commence par expliquer que ce professeur s’investissait beaucoup, avait à cœur de bien faire avec les élèves, mais qu’il n’avait pas de compétences artisanales suffisantes. Jusqu’ici, il serait possible de le suivre, encore que la mesure puisse paraître rude. (Elle semble d’ailleurs soulever l’incompréhension de certains membres du Conseil). Mais après cela, Steiner s’engage dans un véritable procès de la personnalité et de la spiritualité de cet employé de la première école Steiner-Waldorf. Il commence par dire que cette personne ne se lie pas de manière correcte à l’esprit de l’école car il « n’a pas encore l’esprit en lui ». Ainsi, pour Steiner, être professeur dans une école Steiner-Waldorf n’est pas simplement une question de compétences, ni même d’adhésion formelle aux croyances de l’anthroposophie. On voit ici qu’être professeur Stener-Waldorf relève d’une sorte d’onction spirituelle. Il doit avoir « l’esprit en lui » ! Un peu comme les premiers Chrétiens recevait le Saint-Esprit par le baptême, les professeurs Steiner-Waldorf doivent recevoir (si possible par leur formation pédagogique, ou leurs lectures anthroposophiques) l’onction spirituelle des entités cosmiques qui adombrent cette « pédagogie ». Ou celle de Rudolf Steiner. Ceci est grave car, bien évidement, cela ne peut que donner lieu à de véritables procès en sorcellerie dès lors qu’un professeur se trouve placé dans la ligne de mire de ses collègues pour telles ou telles raisons. Il faut avoir soi-même assisté à l’un de ces conseils d’un Collège Interne (Conseil de Direction) d’une école Steiner-Waldorf, pour se rendre compte comment certaines réunions, dont l’ordre du jour est de statuer sur le départ d’un collègue, peuvent rapidement se muer en tribunal inquisitorial. La réunion prends alors l’allure d’une assemblée ecclésiastique devant statuer sur une sorte d’excommunication. Les pires choses sont dites sur la personne que l’on compte renvoyer, au point que l’image qui se dessine d’elle est parfois celle d’un possédé capable de nuire spirituellement à l’entité de l’école. Les anthroposophes ne font ici que suivre leur pente naturelle, qui est le jugement systématique d’autrui (Lire à ce sujet mon article Rapports à soi-même et rapports aux autres dans le milieu anthroposophique). Mais dans le cadre d’un contexte professionnel, ce penchant à la médisance devient un fléau ! Emporté par un mouvement de haine collective, chacun y va de son élucubration spiritualiste pour condamner le professeur désigné. Après avoir statué sur le fait que le professeur possède ou ne possède pas en lui l’ « esprit de l’école », on se met à juger sa vie et sa personnalité, tout comme le fait ici Steiner : « Cette personne se croit poète, mais il se fait énormément d’illusions ». Des éléments les plus intimes sur sa vie privée peuvent alors être dites en pleine réunion, sans la moindre pudeur ni retenue ! Les paroles de Rudolf Steiner, que nous citons également dans cet extrait, selon lesquelles « la pitié » ne doit pas entrer en ligne de compte lorsque l’on statue sur le départ d’un collègue, sont en l’occurrence prises pour argent comptant. Elles permettent à certains d’abandonner toute décence dans leurs accusations.

Mais le comble est parfois atteint lorsque le Collège Interne « invite » ensuite le collègue en question, pour lui faire part des motifs de la décision qui va lui être annoncée. La séance tourne alors bien souvent au lynchage ! Je vais ici décrire les événements tels que me les ont dépeints d’anciens collègues qui ont eu à les subir. Je précise expressément ici que ce ne fut pas mon cas. La personne vient, sans trop savoir ce qui va lui être reproché, puisqu’aucune notification officielle ne lui a été signifiée. Elle est la plupart du temps seule, placée au centre des tous les membres du Collège Interne. Ceux-ci peuvent être au nombre d’une douzaine. On la fait s’asseoir de l’autre côté de la pièce, afin qu’une fois tous les professeurs assis, ceux-ci lui barrent physiquement l’accès à la porte de sortie. Puis, après un préambule assez bref destiné à mettre la personne en confiance, les hostilités commencent : chaque professeur incrimine tour à tour l’accusé. Au début, le professeur cherche à se défendre, à argumenter en sa propre faveur. Mais peu à peu, confronté à des accusations qui deviennent de plus en plus graves et touchent à des aspects intimes de sa personnalité, ne rencontrant aucune bienveillance, il ne peut que s’effondrer en larmes. Les coups n’en redoublent que davantage. Cela peut parfois durer des heures ! Une sorte de folie collective semble s’être emparée du collège des accusateurs, un peu comme dans la pièce de théâtre d’Arthur Miller intitulée Les sorcières de Salem. Personne n’interviendra pour calmer le jeu. Le Président du Collège, à qui incombe pourtant la responsabilité de la tenue de la réunion, reste dans le meilleur des cas silencieux. Il sait que s’il s’interpose, il sera la prochaine victime. La personne sort brisée, durablement détruite. Suite à cela, elle démissionne bien souvent d’elle-même. Sa volonté est anéantie. Et si cela n’est pas suffisant, si le professeur s’entête à rester, on le reconvoque. Parfois le « processus de séparation » (c’est le terme utilisé) peut durer des mois et s’étaler sur une dizaine de réunions similaires, soit en présence de l’ensemble du « Collège Interne », soit avec une commission. Parfois, ces séances de torture psychique répétées n’ont même pas pour finalité d’obtenir la démission du professeur : elles sont simplement un moyen pour le Collège Interne d’affirmer son autorité lorsque celle-ci est contestée. De nombreux professeurs y sont alors convoqués pour y subir l’épreuve. La composition du « Collège Interne », ou « Collège de Direction », pouvant être amenée à changer en quelques années, il peut très bien arriver qu’un professeur ayant lui-même subi ce genre de traitement peu de temps auparavant se retrouve du côté des accusateurs après, adoptant aussitôt les mêmes comportements, devenant d’autant plus féroce qu’il s’est senti humilié quand il était de l’autre côté.

Lorsque l’on lit les interventions de Rudolf Steiner dans ce conseil du 30 juillet 1920, on comprend comment une telle monstruosité comportementale a pu voir le jour. Elle était au fond inévitable. Certes, on peut regretter que Rudolf Steiner n’ai pas possédé la déontologie professionnelle qui lui aurait permis de s’abstenir de porter un jugement sur le fait que ce professeur faisait de la poésie. Ceci était une affaire strictement privée et n’aurait jamais du être évoquée lors d’un conseil. On peut aussi déplorer son verdict concernant le fait que ce professeur n’avait pas, selon lui, « l’esprit en lui ». Peut-être l’exemple donné par le Maître aurait-il alors été moins délétère. Mais je crois que des dérives ultérieures du même genre n’auraient pas manquer de survenir. En effet, dans une école Steiner-Waldorf, la confusion entre une institution pédagogique et un mouvement religieux est la règle, faisant du métier du professeur Steiner-Waldorf une forme de sacerdoce. L’enseignant ne doit pas seulement avoir des compétences, il doit avoir reçu l’onction de l’Esprit, qu’il doit porter en lui. Il ne doit pas simplement chercher à s’intégrer dans une équipe pédagogique, il doit s’efforcer d’appartenir à une communauté spirituelle. Ce qui conduit logiquement à des « procès en sorcellerie » dès lors qu’il est nécessaire de procéder à un licenciement. Or ce genre d’excommunications, prononcées à l’encontre de personnes qui ne vivent plus que pour ce système de croyances qu’est l’anthroposophie, qui éprouvent une forme de foi absolue pour leur vocation pédagogique au service d’une institution Steiner-Waldorf, qui se sont attachées affectivement à leur école en raison de la nature des liens qui s’y déploient, plus affectifs que professionnels, sont susceptibles de détruire les individus. Steiner le sait, et c’est pour cela qu’il dit que ce professeur va développer « un fort ressentiment », au point des risquer de devenir « un ennemi de l’école ». Mais comme les écoles Steiner-Waldorf se tiennent autant que possible éloignées de la connaissance des règles courantes du droit du travail dans leur fonctionnement quotidien, personne ne songe à s’y défendre avec les armes et la protection que la collectivité pourrait leur offrir. En revanche, les directions des écoles savent très bien s’offrir les services de bons avocats lorsque cela est nécessaire.

 

 

A propos gperra

Professeur de Philosophie
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3 commentaires pour Le harcèlement moral des professeurs dans les écoles Steiner-Waldorf

  1. Gregoire, I’d like to re-post this at The Waldorf Review with your permission…

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