Les fantasmes ambiguës des professeurs Steiner-Waldorf pour leurs élèves

Sur une page publique de Facebook, un ancien professeur Steiner-Waldorf, Franck Gardian, livre un extrait de son dernier roman intitulé Transparente. Il y met en scène, sous une forme épistolaire, une histoire sentimentale illicite entre une élève de 15 ans et un professeur agrégé de Philosophie, cette dernière acceptant de poser nue pour la réalisation d’un tableau.  Cette œuvre est présentée comme une fiction et il ne semble y avoir aucune raison de penser que le récit en question contienne la relation de faits existants d’ordre délictueux. Toutefois, l’auteur affirme, dans la présentation de cette page, que le personnage de ce professeur, prénommé Matthieu, contient une grande part de sa propre personnalité et probablement de sa propre histoire : « Ce quinquagénaire (dans lequel je mets beaucoup de moi) révèle Ambre (une collégienne « transparente » dans laquelle il y a aussi beaucoup de moi) à la vérité de son être ».

Or cet auteur n’est pas n’importe qui ! Certes, il s’exprime ici en son nom propre et non en celui d’une quelconque institution, ni même d’un courant de pensée. A ce titre, ses propos n’engagent bien évidement que lui-même. Il s’agit néanmoins d’un ancien professeur, qui a été pendant des années le pilier d’une école Steiner-Waldorf dans laquelle j’avais travaillé : membre du Collège de Direction, Président du Grand Collège, Président du Collège des Grandes Classes, etc. C’est à ce titre que je l’ai côtoyé et bien connu. Mais il était également, durant de nombreuses années, l’un des membres du Bureau de la Fédération des écoles Steiner-Waldorf et l’un des formateurs de l’Institut Rudolf Steiner, c’est-à-dire l’organisme chargé de la formation des enseignants à la pédagogie Steiner-Waldorf. Il était également l’une des personnalités importantes qui, au nom de la Fédération des écoles Steiner-Waldorf, a conduit la « recherche-action » réalisée avec l’Université Paris VIII. On trouve encore des articles de sa plume édités dans certaines publications de la Fédération, comme dans la revue Sentiers, qui est son organe de communication externe. Dans le cadre de l’Institut Rudolf Steiner, sa « spécialité » consistait notamment à donner des cours aux futurs professeurs sur le thème de l’adolescence, pour leur expliquer ce que « l’âme de l’adolescent » est sensée traverser, selon l’Anthroposophie de Rudolf Steiner. Son propos est donc une parole personnelle et n’engage pas la Fédération des écoles Steiner-Waldorf, ni même la Société Anthroposophique, dont il était également membre à l’époque où je le connaissais. Cependant, son esprit ayant été nourri durant de longues années de ce milieu dans lequel il a exercé de hautes fonctions, je crois que sa pensée, tout en étant personnelle, révèle certains aspects de l’Anthroposophie et de la pédagogie Steiner-Waldorf. Il s’agissait en outre d’une personnalité charismatique qui exerçait un véritable pouvoir de fascination – voire d’adulation – sur une grande partie de ses collègues, sur ses élèves, sur les futurs professeurs Steiner-Waldorf de l’Institut et même sur les parents d’élèves. Pour le dire de façon plus directe, cet individu jouait le rôle d’un gourou, ce qui est classique et même nécessaire dans une institution issue de l’Anthroposophie.

Son parcours fut cependant des plus singuliers. Peu de temps après mon propre départ de l’école Steiner-Waldorf où j’avais enseigné et où j’avais travaillé en collaboration étroite avec lui, cet homme fut victime d’un AVC, dont il réchappa, mais qui le paralysa partiellement et le conduisit à devoir cesser ses fonctions d’enseignement au sein de l’institution en question, pour accepter un emploi-aidé de bureau au sein de l’Éducation Nationale (car il enseignait dans le cadre d’une école Steiner-Waldorf tout en étant professeur titulaire de l’Éducation Nationale, dont il avait réussi l’un des concours d’entrée dans la fonction, en vertu de certains arrangements). Dans ce contexte et au terme de débats intérieurs, il semble qu’il ait peu à peu renoncé, au moins partiellement, au personnage charismatique qui avait constitué jusque-là son identité, pour devenir quelqu’un d’un peu plus modeste. Du moins en apparence. Ainsi, le milieu anthroposophique perdait un des éléments moteurs de son fonctionnement interne. Pour autant, cet homme n’a ni renoncé à l’écriture, ni à certaines des idées spiritualistes et anthroposophiques, ni même à certains fantasmes dangereux qui sont, à mon sens, le socle de la pédagogie Steiner-Waldorf et de l’éducation qu’elle propose, comme nous allons le voir dans cet article.

En effet, dans sa prochaine parution, intitulée Transparente, il met en scène une histoire sentimentale entre un professeur et une jeune adolescente de 15 ans, en montrant comment cet enseignant aurait, en réalisant un portrait de cette dernière, « révélé Ambre (…) à la vérité de son être ». Cette perception de l’être intérieur de la jeune collégienne, auquel le professeur aurait accès grâce à une sorte de « 6ème sens », lui permet de percevoir une réalité ignorée de tous, mais profondément subjuguante :

« Je distingue immédiatement les personnes qui trichent, les hypocrites qui se cachent sous leurs masques de ceux qui parlent vrai. J’ai tout de suite perçu, quand tu as poussé la porte, que tu n’étais pas une tricheuse. Tu es transparente, c’est vrai. Mais je t’ai dit que le diamant l’est aussi. Si tu n’existes pas aux yeux de ton père et de tes amis, c’est qu’ils sont aveugles au soleil d’être que tu portes en toi. Plutôt que te le dire avec des mots, j’ai préféré que tu t’en aperçoives toute seule. C’est pour cela que j’ai décidé de te peindre nue, sans rien d’autre que toi-même. Afin que tu réalises à quel point tu es belle, réelle et lumineuse… »

Il est rare que des professeurs Steiner-Waldorf décrivent avec autant d’honnêteté ce qu’ils éprouvent effectivement pour leurs élèves et les fantasmes qu’ils développent à leur sujet. Quand cette écriture provient d’un ancien membre de la Fédération des écoles Steiner-Waldorf et formateur de l’Institut Rudolf Steiner, ses propos, même s’ils n’engagent encore une fois que lui-même, doivent selon moi être pris très au sérieux, car ils sont particulièrement révélateurs. En effet, quels sont les présupposés qui sous-tendent cette écriture fictionnelle ?

Tout d’abord, il s’agit du présupposé selon lequel l’enseignant pourrait avoir accès à une sorte de « vérité intérieure » de l’être de l’adolescent, ou de l’enfant (« la vérité de son être », comme l’écrit l’auteur). Or ce présupposé est, à ma connaissance, typique de la pédagogie Steiner-Waldorf et de l’Anthroposophie ! En effet, cette éducation – s’associant à des bases ésotériques et initiatiques – est persuadée d’être un moyen d’accéder, par une forme de connaissance supra-sensorielle, ou médiumnique, à l’essence des êtres et des choses, par-delà les apparences sensibles. Ainsi, les professeurs Steiner-Waldorf sont bien souvent persuadés qu’eux-seuls auront su percevoir les êtres intérieurs de leurs élèves, leurs « âmes », leurs « mois profonds », leurs « êtres suprasensibles », etc., dont l’origine serait spirituelle et divine. Dans Ma vie chez les anthroposophes, je raconte ainsi le cas de cette enseignante du Primaire qui avait offert à une jeune enfant métisse une carte postale représentant une petite fille blonde aux yeux bleus, en raison du fait que cette image était sensée représenter la réalité de son âme. Parce qu’ils se croient doués de capacité supérieure de connaissance du monde invisible, les professeurs Steiner-Waldorf s’imaginent ainsi dotés d’une capacité de percevoir l’être véritable de leurs élèves. Bien souvent, ils font aussi savoir aux élèves qu’ils les ont perçus de cette façon ! Ce qui a nécessairement pour conséquence la constitution d’un rapport pédagogique profondément malsain entre l’élève et le professeur. En effet, quel adolescent ne sera pas troublé, voire ébranlé, mis en état de sujétion, lorsqu’un professeur, disposant d’une autorité sur lui, lui fait comprendre qu’il l’a perçu dans son intimité la plus secrète, là où les autres, y compris ses propres parents, en seraient incapables ? A quelle démagogie se livre-t-on lorsque l’on dit à une adolescente qui se sent « transparente » que l’on aurait perçu en elle un soleil éblouissant ? Or c’est précisément un tel rapport que met en scène, sans distance critique ni recul suffisants, la scène de l’auteur dont nous avons eu connaissance, disponible intégralement plus bas, où la collégienne a été invitée à posée nue par son professeur, afin de réaliser un portrait qui révélerait son âme. Certes, à ma connaissance, les professeurs Steiner-Waldorf n’invitent pas leurs élèves à poser nus pour eux dans leurs salons. Mais ils prétendent en revanche très souvent avoir perçu ces derniers dans « la nudité de leurs âmes », ce qui est presque aussi grave, car cela provoque un phénomène d’emprise subtil. D’ailleurs, c’est exactement ce que faisait faire à ses élèves cet ancien professeur Steiner-Waldorf, leur demandant, lors de la « semaine-thématique » sur Perceval de participer à des séances d’échanges où chacun était invité à raconter devant le reste de la classe des éléments particulièrement intimes de sa vie.

En effet, lorsque les adolescents arrivent dans les écoles Steiner-Waldorf, après être passés dans le système scolaire classique où ils ont pu effectivement se sentir invisibles, ou « transparents », faute de moyens suffisants pour qu’une attention particulière soit portée sur leurs personnes et leurs difficultés, qu’il est facile de leur faire croire qu’ils seraient des êtres exceptionnels, doués d’une rare authenticité, rayonnant de je ne sais quel soleil intérieur qui n’aurait pas été perçu ! Qu’il est aisé de jouer sur cette corde sensible de la flatterie et sur le désir des enfants à prétendre devenir des êtres d’exception, ou être des « incompris », ou encore d’enrôler leur parents en affirmant que cette pédagogie « pas comme les autres » traitera de manière exceptionnelle leur progéniture ! Car il faut une pensée bien solide et de longues réflexions avant de comprendre que la normalité, quoique moins brillante, est en fait beaucoup plus saine que l’exceptionnel.

Ensuite, on voit comment le professeur en question décline cette « vérité de son être », qu’il pense avoir perçue chez la collégienne en question, en évoquant un « soleil d’être » qu’elle porterait en elle. Le vocabulaire utilisé ici est représentatif d’un écrivain fasciné par les écrits gnostiques : « Lumière », « Quête », « Vérité », « Graal », etc. Autant de termes dont on saoule les élèves Steiner-Waldorf à l’occasion de la « période » sur le roman de Perceval, afin de les familiariser avec certains repères de l’ésotérisme anthroposophique. Conformément à ce point de vue mystique selon lequel les êtres posséderaient un être caché dont ils leur faudrait entreprendre la quête dans le cadre d’une initiation, le portrait réalisé par cet enseignant servirait ainsi à lui faire prendre conscience de sa valeur inestimable : « Afin que tu réalises à quel point tu es belle, réelle et lumineuse… ». Là encore, nous sommes dans le type de fantasmes ésotériques que les professeurs Steiner-Waldorf élaborent volontiers, à mon avis, au sujet de leurs élèves, mais qu’ils expriment rarement avec autant de franchise dans un cadre public, comme l’a fait cet ancien professeur et membre dirigeant éminent de la Fédération des écoles Steiner-Waldorf. En effet, combien de fois ais-je entendu exprimer, quand j’étais moi-même professeur Steiner-Waldorf, des propos de ce genre concernant les « âmes » de nos élèves, toujours par le biais de la métaphore de la lumière ou de la pureté ! C’était constamment le même refrain : « l’âme de tel ou tel enfant est d’une telle pureté, d’une telle luminosité ! » disaient les professeurs Steiner-Waldorf. A quoi ils ajoutaient qu’il fallait absolument préserver cette « pureté » en la protégeant de toute forme d’intellectualisation précoce, c’est-à-dire en la maintenant dans une ambiance vaporeuse de contes, de mythes et de légendes, lui donnant aussi peu accès que possible à l’exercice intellectuel et à la perception de son propre corps, en l’éloignant le plus possible des activités sportives et de la pensée critique.  Ce genre de perception d’une « beauté » et d’une « pureté » des êtres intérieurs des élèves, par des enseignants Steiner-Waldorf effectivement convaincus d’avoir perçue une vérité essentielle des enfants dont ils avaient la charge, produisaient sur ces derniers une forme de séduction particulièrement profonde et pernicieuse. Car les élèves en question, même quand la chose n’était pas exprimée verbalement, sentaient bien qu’ils étaient regardés avec des yeux béats d’admiration. La séduction consistait précisément, dans ce cas de figure, à faire croire à l’enfant qu’il avait en quelque sorte séduit son professeur par ses qualités cachées. Pour ma part, je ne suis pas loin de penser qu’une telle admiration pour la « vérité de l’être des enfants ou des adolescents », que l’on s’imagine avoir perçue, alors que personne d’autre ne l’aurait fait auparavant, et qu’on communique aux élèves afin de les subjuguer, n’est pas si éloignée de la séduction pédophile et de sa rhétorique. En effet, ne retrouve-t-on pas, sous la plume des écrits des pédophiles, le même discours consistant à prétendre que ces pervers auraient perçus, parce qu’ils les « aiment », les êtres véritables des enfants qu’ils abusent, justifiant les relations illégales auxquelles ils s’adonnent avec eux par le fait que la perception supérieure dont ils bénéficient transcenderaient les lois et les normes de la société ? Ainsi, on peut se demander si la pédagogie Steiner-Waldorf, qui se base sur un ésotérisme persuadé de donner accès à l’être véritable des êtres et des choses, ne s’approche pas dangereusement de la tentation pédophile, ou du moins des présupposés par laquelle cette dernière s’auto-justifie. Dans l’écrit que nous citons, le professeur finit par être arrêté par la Police. Mais il ne se sent coupable d’aucun crime : « Je suis innocent des abominations dont on m’accuse. Le combat qui va se livrer est celui de l’Être contre les apparences. Cette bataille, tu vas devoir la livrer pour moi… Pour toi… La vérité se trouve dans le tableau, Ambre… ». A mon sens, les propos de l’auteur sont ici plus qu’ambiguës, car ils donneraient à penser qu’avoir ainsi réalisé le portrait d’une collégienne nue par un de ses professeurs ne serait pas un délit. Et que la société toute entière, en venant arrêter cet homme, ne parviendrait qu’à montrer son incompréhension face à un amour qui transcenderait ses règles. Mais n’est-ce pas au nom d’une telle « relation privilégiée » que les auteurs de crimes pédophiles se croient toujours autorisés à agir comme ils le font ? Et n’est-ce pas également au nom d’une telle sorte de relation initiatique entre les professeurs et les élèves, dont les uns révèlent aux autres la vérité de leurs êtres, que les écoles Steiner-Waldorf se croient bien souvent autorisées à bafouer les lois et les règles de la société, allant parfois jusqu’à organiser des actes de tricheries lors des inspections, ou d’autres fraudes ?

Enfin, on remarquera que la proposition illicite que cet enseignant fait à la collégienne est justifiée par le fait qu’il s’agirait pour ce dernier de répondre à un appel à l’aide : « Peut-être trouves tu ma proposition indécente. Peut-être ne comprends-tu pas pourquoi je t’ai demandé de poser nue pour moi. Je ne voudrais pas que tu te trompes sur mes intentions. Il s’agissait avant tout pour moi de répondre à ton appel à l’aide. Car je reste certain que notre rencontre n’est pas le fait du hasard ». Là encore, ce positionnement est caractéristique de la pédagogie Steiner-Waldorf qui, selon Rudolf Steiner, consiste à effectuer un « sauvetage » des âmes des enfants, comme il le dit dans ses Conseils. Mais lorsqu’on se croit investi d’une telle mission, lorsqu’on s’imagine destiné à être le « sauveur » de quelqu’un, il est clair que toutes les demandes et tous les dérapages sont permis. Là encore, ce positionnement rejoint une croyance des anthroposophes, celle du « karma ».

Peut-on dès lors encore s’étonner de ce que la pédagogie Steiner-Waldorf, qui nourrit de tels fantasmes à la fois ésotériques et libidineux au sujet des enfants et des adolescents, provoquent de nombreux cas de dérapages entre les professeurs et les élèves, dont j’ai été témoin et que j’ai pu rassembler partiellement dans un article intitulé : Les mœurs sexuelles au sein des écoles Steiner-Waldorf ?

Pour conclure, j’aimerais inviter cet ancien enseignant Steiner-Waldorf, qui semble avoir pris quelques distances avec le milieu anthroposophique et celui des écoles Steiner-Waldorf, pour son plus grand bien, à poursuivre ce travail en l’étendant aux présupposés idéologiques dans lesquels il a été immergé durant de nombreuses années et dont il ne semble pas encore parvenu à se défaire. Ne devrait-il pas se rendre compte également que c’est le spiritualisme de Rudolf Steiner et sa prétention délirante à avoir accès à « la vérité des êtres » qui, appliqué à un contexte pédagogique, est nécessairement responsable de graves et dangereuses dérives ? N’est-ce pas cette doctrine qui, en affirmant une primauté de la relation spirituelle sur les règles en vigueur dans la société, conduit immanquablement à des situations où les lois sont violées, où un groupe d’individus – ou même un individu seul – finit par se croire au dessus des autres, c’est-à-dire par constituer un phénomène de dérive sectaire ? La libération intérieure partielle dont l’auteur témoigne dans son écrit en grande partie autobiographique, et qui l’a conduit à « décevoir ses amis », c’est-à-dire probablement à s’éloigner un peu du milieu anthroposophique et de l’école dont il était le « gourou attitré », ne devrait-t-elle pas être complétée par une distance vis-à-vis de la doctrine anthroposophique elle-même et des dangers qu’elle comporte ?

Enfin, on pourrait poser à la Fédération des écoles Steiner-Waldorf en France la question de la nature de sa collaboration actuelle avec un écrivain qui couche sur le papier une telle fiction pour le moins ambiguë. Cautionne-t-elle ce genre d’écrits ? Sont-ils représentatifs de certaines conceptions propres à la pédagogie Steiner-Waldorf ? Et si ce n’était pas le cas, peut-elle alors encore collaborer avec un auteur qui tient de tels propos dans le cadre de ses fictions ? Peut-elle même encore éditer et mettre en vente des articles signés d’une telle plume ?

                                                                     Grégoire Perra

Texte disponible sur la page Facebook publique  de l’auteur, le 13 avril 2015 :

« Transparente :
Je ne résiste pas à l’envie de vous confier un extrait de mon dernier roman (pour adolescents) qui devrait être achevé en juin. Il s’agit d’une lettre de Matthieu, un professeur en reclassement professionnel, qui sera accusé à tort d’une publication de photos illicites sur Facebook ayant entraîné le suicide d’une collégienne. Ce quinquagénaire (dans lequel je mets beaucoup de moi) révèle Ambre (une collégienne « transparente » dans laquelle il y a aussi beaucoup de moi) à la vérité de son être. Cette lettre se situe au milieu du roman, juste avant l’arrestation et le procès de Matthieu:

Rueil, mercredi 26/09/2014, 22h,

Ambre,

L’appartement est étrangement vide depuis ton départ. La lumière dorée du couchant a fait place au scintillement des ampoules électriques, aux éclairs des phares des voitures. Je voulais te dire que ta présence a ensoleillé mon après midi.
Je te revois, timidement allongée sur le canapé…
Peut-être trouves tu ma proposition indécente. Peut-être ne comprends-tu pas pourquoi je t’ai demandé de poser nue pour moi. Je ne voudrais pas que tu te trompes sur mes intentions. Il s’agissait avant tout pour moi de répondre à ton appel à l’aide. Car je reste certain que notre rencontre n’est pas le fait du hasard.
D’ailleurs qu’est-ce que le hasard si ce n’est un ensemble de lois que nous ne comprenons pas ? Au lieu d’accepter notre ignorance et l’existence de réalités qui nous échappent, les orgueilleux que nous sommes ont préféré inventer des dieux abstraits qui confortent leurs certitudes scientistes. Et le hasard est l’un de ces dieux…
Le Dieu des imbéciles…
Mais je m’égare… Pardonne à l’ancien professeur de philo habitué à « couper les cheveux en quatre »…
Quel que soit ce (ou celui) qui t’a mise sur mon chemin, je le bénis car ta fraîcheur, ton authenticité sont venues à point nommé dans ma vie. J’ai compris dès notre rencontre que je pouvais t’aider à surmonter ta « transparence ». Mieux, ton questionnement donne un sens à toutes les épreuves qu’il m’a fallu endurer depuis sept ans. Si tu le permets, je vais à mon tour me dénuder et te dire ce que je n’ai encore dit à personne. Car malgré tes 15 ans, je sais que tu peux me comprendre mieux que personne :
Quelques jours après l’AVC qui m’a fauché en plein vol, alors que j’étais un mari comblé, un professeur aimé de ses élèves, respecté de ses collègues, un ami apprécié pour son humour et sa vivacité, je me suis réveillé hémiplégique et surtout différent. Moi qui jadis pétillais de malice, bondissais de cours en conférences, endossais avec aisance et bonheur les besognes plus lourdes dont aucun de mes collègues ne voulait, je me suis mis à regarder avec délice les feuilles tomber des arbres, les nuages (… « les merveilleux nuages… » comme dit Baudelaire) passer dans le ciel. « Je suis comme une vache qui rumine. » ai-je dit naïvement aux médecins et aussi à mon épouse. Je ne pouvais deviner la violence de ces paroles. J’étais juste un homme nouveau, bien décidé à laisser parler l’être au fond de lui, cet être qu’il avait enfoui depuis l’enfance pour laisser la place à la personne que ses parents, ses professeurs, ses amis, ses amoureuses… rêvaient de voir devant eux : un fils obéissant, tendre et doué pour les études, un élève docile et sympathique, un ami fidèle, drôle et compatissant, un amant tendre et performant…
Bref : un super tout…
Mais ce n’était pas moi…
C’était une armure qui me pesait toujours plus. Une belle armure vermeille comme celle qu’endosse Perceval dans le Conte du Graal de Chrétien de Troyes. Et que l’AVC a heureusement démantelée. Je naissais enfin à moi même, lent, fragile, maladroit et hypersensible. Plus grave, plus silencieux, plus contemplatif. Moins distrayant pour les amis, moins admirable, moins désirable pour mon épouse. Quand un soir je lui ai annoncé que je souhaitais aucunement « redevenir presqu’aussi bien qu’avant » mais que j’étais heureux de l’homme nouveau auquel j’étais en train de naître, j’ai senti que quelque chose se brisait entre nous. Elle m’aimait encore car c’est l’être qu’elle aimait en moi (et l’être n’avait pas changé) mais elle ne m’admirait plus, elle ne me désirait plus. Et la femme en elle avait besoin de soupirer, de désirer : elle s’est jetée dans d’autres bras. Je suis parti. Sans regret. Obséder par ce besoin de me rapprocher de mon être. C’est long, c’est difficile et peu gratifiant. Il m’a fallu décevoir mes amis et mes kinés qui m’encourageaient à retrouver l’usage de ma main gauche, mon écriture de gaucher.
Je leur ai dit « merde ! » à tous.
Pour la première fois de ma vie, j’ai décidé de décevoir mon entourage et de devenir un cancre, un mauvais élève. Symboliquement, je me suis improvisé droitier.
Exit le super gaucher, le super prof, le super ami, le guide admirable !
A force de persévérance, d’introspection et d’humilité j’ai forgé une armure moins ostensible, plus terne mais qui n’était plus un obstacle à l’expression de mon essence intime.
Il n’y a rien d’admirable à ma nouvelle situation sociale. Certains diraient même que je manque d’ambition, que j’ai raté ma vie. L’ancien professeur agrégé de philosophie est désormais un secrétaire reclassé dans un collège de banlieue. Après avoir été presque vingt ans le centre de nombreux regards, je me retrouve planqué dans une salle obscure, à mendier du boulot à la vie scolaire, l’infirmière ou la gestionnaire. Je ne saurais même pas te dire quel métier j’exerce : surveillant, secrétaire médical, de direction, agent d’accueil… Peu importe : je n’ai jamais été si bien, à mettre du courrier sous pli en sirotant un café. Chaque jour je goûte la simple sensation d’exister, de me sentir vivant. Je savoure simplement le sentiment d’être et rien ne compte désormais plus pour moi que cela
Être !!!
A tel point qu’il me semble avoir développé un sens nouveau.
Je distingue immédiatement les personnes qui trichent, les hypocrites qui se cachent sous leurs masques de ceux qui parlent vrai. J’ai tout de suite perçu, quand tu as poussé la porte, que tu n’étais pas une tricheuse.
Tu es transparente, c’est vrai. Mais je t’ai dit que le diamant l’est aussi. Si tu n’existes pas aux yeux de ton père et de tes amis, c’est qu’ils sont aveugles au soleil d’être que tu portes en toi.
Plutôt que te le dire avec des mots, j’ai préféré que tu t’en aperçoives toute seule. C’est pour cela que j’ai décidé de te peindre nue, sans rien d’autre que toi-même. Afin que tu réalises à quel point tu es belle, réelle et lumineuse…

… Après avoir relu cette lettre, j’ai renoncé à te l’envoyer par courrier. Je te la remettrai en main propre quand je te sentirai prête à la lire. Je perçois pour l’instant des zones d’ombre dans notre relation et je ne voudrais pas que tu te méprennes…
Si tu lis cette lettre, c’est qu’à présent tu as pris conscience de ta valeur. Je ne sais en quoi j’ai pu contribuer à te révéler à toi-même, mais je suis fier d’avoir été le premier à percevoir celle que tu es en train de devenir.
Je te remercie de me conforter dans ma Quête.
Haec est vera caritas
Matthieu
Ps : 27/09/2014 à 7h30
Ambre, la Principale vient de m’avertir que la police dispose d’un mandat d’arrêt contre moi. Ils vont débarquer ici avant l’arrivée des élèves. J’aurais le temps de fuir et je sais que personne, ici, ne s’y opposerait. Mais j’ai décidé de me rendre car je suis innocent des abominations dont on m’accuse. Le combat qui va se livrer est celui de l’Être contre les apparences. Cette bataille, tu vas devoir la livrer pour moi… Pour toi…
La vérité se trouve dans le tableau, Ambre…
Le tableau…

La lettre de Matthieu était humide de mes larmes lorsque je me suis résignée à la ranger dans le tiroir de mon bureau afin de l’extraire au regard inquisiteur de mon père qui n’a jamais hésité à fouiller dans mes affaires. Avec les traces de mes larmes ponctuant les sillons élégants de sa belle écriture, la lettre de Matthieu me faisait penser à l’un de ces champs, tout juste labourés, que les obus ont creusé comme une mauvaise vérole, aux environs de Verdun.
Je n’avais plus besoin de la lire, cette lettre, car je la connaissais par cœur. »

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